Magazine Journal intime

Chapitre 7

Publié le 31 mars 2020 par Elisabeth Osram

CHAPITRE 7

« L’âge ne nous protège pas de la souffrance.»   -  (Ludovic Poilleux)  « Accompagner les blessures de l’enfance »

Avril 2008 – Rue de Tourcoing Dunkerque

Luc rentre éreinté de sa journée de travail. Cette première semaine de formation a été plus qu’intense. Sa candidature à la responsabilité des stocks lui demande de mobiliser toute son attention afin de suivre la formation programmée par le service des ressources humaines. Tout en continuant de remplir ses obligations professionnelles, le besoin de se raccrocher à un projet viable le soutient au quotidien.

Sa constante implication et les nombreux week-ends à s’investir dans les hangards pour procéder aux inventaires l’ont fait sortir du lot. Après plusieurs années à effectuer les deux-huit, le travail posté lui a permis de se faire remarquer par sa hiérarchie et de s’inscrire sur la liste d’aptitudes proposée par son entreprise. Les heures passées conjointement à la manutention et dans les salles de formation lui donne l’opportunité de se jeter dans le travail, de ne plus penser à la désolation familiale qui sévit à l’intérieur des murs de son domicile.

Annie ne lui pardonne pas d’être revenu s’installer sur Dunkerque et de les avoir entraînées dans son sillage, elle et Zia. Le peu de repères familiaux qu’Annie a pu glaner au cours de sa fragile existence n’a pas tenu face au refus obstiné de sa mère de les rejoindre Rue de Tourcoing. Le retour de Luc dans le berceau de son enfance ramène obstinément Annie à la source à laquelle elle n’a jamais pu boire. Son père, tyrannique, ne lui en a jamais donné l’occasion. Celle qui aurait dû la protéger non plus, sa lâcheté et sa faiblesse la livrant au loup. Les violences physiques et psychologiques, les humiliations, les soirs d’effroi quand « il » venait gratter à la porte de sa chambre… La panique broyant son estomac, la sueur sur son front, le silence prégnant soulignant les bruits de pas sur les marches qui menaient jusque sous son lit ; là où son géniteur venait régulièrement la débusquer. Personne n’en a rien su, jamais. Le déni maternel s’est chargé du reste. Annie a tout conservé à l’intérieur.

Elle y a cru pourtant quand le Burkina Faso s’est présenté comme la possible option, chargée de promesses. Ses origines guadeloupéennes permettaient la conjonction des couleurs et de l’allure. Un air d’appartenance et de filiation qui l’ont emplie de joie, un moment du moins. L’enquête sociale n’avait rien relevé de fâcheux ni d’envahissant empêchant la procédure plénière. Annie avait bien joué, aidée par une motivation profonde, vitale. L’adoption a eu lieu. Zia est entrée dans leurs vies. Ses six mois blottis au fond d’un couffin de coton ont été la première vision qu’Annie ait pu recevoir d’une possible maternité. Enfin une famille, une vraie. Ensuite, la réalité du vécu s’est imposée, revenant l’abattre dans une triomphante estocade.

Les colères récurrentes d’Annie procédaient par capilarité, la présence de Zia ravivant une enfance rudoyée. Le mimétisme parental s’est montré sournois, caché au fond de son inconscient. Les mêmes gestes, les mêmes attitudes, le même rejet de l’âge tendre. L’incompréhension face à l’inexorable reproduction du malheur, sans enrayement possible. La machine s’est révélée éminemment huilée. Une puissante broyeuse sous les assauts de laquelle Annie s’est brisée. Elle continuait de payer pour des erreurs qu’elle n’avait pas commis.

Les mauvaises fréquentations se sont ajoutées au manque de confiance, à la fragilité émotionnelle, au refus de gérer une réalité par trop douloureuse. Elles se sont faites complices des vieux démons d’Annie. L’alcool et la drogue sont devenus leurs piètres acolytes. Les pleurs de Zia n’y ont rien changé.

Luc a dû prendre le relais, bien qu’altéré par des années de placements successifs au sein de foyers peu recommandables. Les pertes de repères ont été constantes. Les coups tordus aussi. Les affres de l’inconséquence affective des familles d’accueil, la blessure d’abandon, les déceptions face à la froideur administrative se sont ancrées profondément en lui. La rage au ventre, il vivait le besoin impérieux d’être père comme un soubresaut fondamental. Un essentiel qu’il se devait de dispenser à sa fille. Les premiers temps, Annie ne lâchait pas Zia et Luc était bien en peine de faire valoir son statut de père. Tant dans son fort intérieur que dans la mise en pratique de sa toute nouvelle paternité, il n’arrivait pas à se positionner ni à trouver l’apaisement. L’épanouissement tant attendu n’arrivait pas. Et puis Annie s’est effondrée, et avec elle la promesse d’une famille heureuse. Zia est devenue l’innocente victime des erreurs des autres, comme tant d’enfants malmenés. Le dommage collatéral s’est avéré redoutable.
 

Alors que Luc passe la porte d’entrée, le soleil commence à décliner. Il se fait tard, déjà. Son sac de voyage l’attend au pied du buffet, dans l’angle du salon. Il a essayé, de toutes ses forces. Mais la coupe est pleine désormais. Les colères, les cris, la violence, les baffes…, il n’en peut plus.

Le torchon a brûlé et le sort en est jeté. Annie sait que ce soir est le dernier. Luc ne passera plus la porte pour les rejoindre le soir, après sa journée de travail. Depuis quelques mois, il a lancé des démarches pour trouver un logement. Il a finalement opté pour une petite maison de ville de soixante-cinq mètres carrés, rue Duval Leroy, près de l’école élémentaire. Dotée de toutes les pièces à vivre essentielles, de deux chambres et d’un minuscule jardin, elle sera suffisante pour Zia. Il y aura de quoi la recevoir et lui faire prendre l’air. Préparer avec elle les saucisses et les poivrons pour le barbecue, les semaines de garde. L’amener à l’école à pied, au lieu de lui faire prendre la voiture tous les matins pour de longs trajets embouteillés.

Le bail est signé depuis quelques jours. Luc a décidé de ne rien emporter pour l’instant, sauf l’essentiel. Il se rééquipera au fur et à mesure. La décoration, il la choisira avec Zia. La petite aidera son père à améliorer l’ordinaire en y injectant du bleu et des rêves. Il peut s’en aller a présent. Quelques cartons attendent déjà d’être ouverts et trois ou quatre meubles nécessitent encore d’être montés. Les jours qui viennent vont être bien remplis, même si les donnes ont changé. Se jeter dans le renouveau occupera l’esprit, à défaut d’être salutaire. Du moins pour l’instant. Luc fera tout pour que Zia vive sa vie de petite fille. Une vie dont l’insouciance a été par trop exclue, jusque là. Il veillera au grain, le plus possible. Il s’en fait la promesse.

Depuis le couloir menant aux chambres, Annie observe Zia assise sur une couverture de moleton, ses jouets répartis autour d’elle. Absorbée dans ses Legos, elle ne se rend pas compte du drame qui se joue au coeur de son univers. Elle sait que « papa va changer de maison parce-qu’il ne s’entend plus avec maman, mais qu’il aime toujours maman malgré tout ». Elle a compris que « papa et maman continueront d’être ses parents » et qu’elle conservera leur amour, même partagé. Mais au tréfond de sa petite âme, elle n’est pas dupe. Elle a conscience des liens éminament fragiles qui les unissent, tous les trois. Elle connait les blessures, que chacun d’eux portent à l’intérieur. En dépit de son mal-être, Zia s’accroche à l’instinct vital. Elle imagine, crée, dessine, sort des frontières de son quotidien comme l’air des pièces confinées, les jours de grand ménage. Quelque part au fond de son petit coeur, elle sent que les choses vont devenir différentes pour elle, comme pour ses parents, et que tout cela va influer sur les jours à venir. Que ces événements vont bouleverser sa petite vie, déjà si bousculée. Mais Zia joue, envers et contre tout.

Appuyée contre une porte, Annie pleure en silence depuis le fond du couloir. Elle craint la confrontation avec Luc, qu’elle a pourtant si souvent déclenchée ces dernières années. Elle appréhende de le regarder au fond des yeux, d’y trouver le désamour, l’impassibilité et le départ.

Zia, interrompue dans son immersion créative par le cliquetis de la porte d’entrée, relève la tête. Voyant son père passer le seuil, elle lâche la pièce de plastique jaune qu’elle tient au creux de sa petite main et court vers lui pour se précipiter dans ses bras.

- « Papaaaa », crie-t-elle en souriant jusqu’aux oreilles.

Luc se baisse pour l’attraper et la serre dans ses bras.

- « Salut ma fille. Ça va ? »

- « Vi. Ze construit un sâteau », lui répond-elle, motivée par l’idée de faire découvrir son assemblage à son père.

- « Ah bon ? Un château, rien que ça ? », questionne Luc, tâchant d’apparaître le plus léger possible.

- « Vi ! », répond Zia, fièrement. « Viens-voir », lui demande-t-elle en s’agitant pour descendre des bras de son père.

Alors qu’elle court vers son plaid, elle pointe du doigt sa construction polychrome, émergeant des pièces éparses.

- « Ben dis-donc ! », commente-Luc en accompagnant son compliment d’un sifflement approbateur.

Annie s’est approchée doucement. Depuis l’entrée du couloir, elle les observe tous deux sans émettre le moindre son. Des larmes continuent de couler sur ses joues. Dans ce moment terrible, elle se rend compte de son impuissance. Contrainte par la force des événements, Annie est étreinte par la magnitude avec laquelle le séisme qui les touche vient de détruire leurs vies.

Sentant son regard sur eux, Luc relève la tête et plonge son regard dans celui d’Annie. Ils s’observent tous deux un long moment, sans échanger le moindre mot. Annie ne sait plus qu’exprimer une souffrance indicible, sourde, sans bruit ni agitation. Ballottée depuis des années par une colère envahissante, elle se tait. Une pointe aiguë vient lui embrocher l’estomac lorsqu’elle voit Zia tendre un Lego à son père pour l’inciter à entrer dans le jeu avec elle.

- « Tu n’as pas le droit de m’abandonner. », finit-elle par lâcher dans un souffle.

- « Tu t’es abandonnée toi-même depuis des années, Annie », répond Luc, résigné. « Et tu nous a abandonnés. Tu aurais dû comprendre, creuser, sortir de la boucle infernale de tes blessures familiales. Tu ne l’as pas fait. », résume-t-il tristement.

Annie baisse la tête et essuie du revers de la main les larmes qui inondent son visage.

- « La garde alternée devrait bientôt être prononcée. Dès que j’ai une date du tribunal je te la communique. », informe Luc. « Mais si jamais la garde alternée n’est pas prononcée, je demanderai la garde exclusive. » , assène-t-il.

Annie accuse le coup sans réagir. Elle est trop abattue pour répliquer. Elle dirige son regard vers Zia, qui n’a d’yeux que pour son père. Elle mâchouille sa pièce de plastique jaune, dans l’attente de Luc. Du haut de ses quatre ans et demi, Zia écoute les mots prononcés par ses parents sans en comprendre véritablement tout le sens. Seulement le substrat, l’induit, l’inexprimable.

- « On verra bien ce que le juge décidera et quelle résidence il fixera pour Zia. », termine Luc.

Annie réalise que Zia aura dorénavant deux foyers. La netteté se fait sur une réalité tant de fois repoussée. « Pour conserver quelques repères stables, tout du moins. Elle n’aura plus à faire de la route le matin pour aller en classe lorsqu’elle sera chez moi. On pourra s’y rendre à pied, ce sera toujours ça de pris. », lui avait dit Luc le jour de la signature de son bail.

Il s’accroupit, prend la pièce humide des mains de sa fille et la place au sommet du château multicolore. Zia applaudit des deux mains, ravie d’avoir rallié son père à la cause des princesses et des fées. Elles auront une belle cheminée à partir de maintenant. Elles pourront se chauffer au coeur de leur magnifique demeure.

Luc lui sourit. Zia lui tend les bras. Il la prend contre lui, la serre, lui caresse le dos puis les cheveux. Après l’avoir embrassée sur le front, il la repose sur le sol et lui tapotte gentiment le derrière, lui suggérant de retourner à ses occupations enfantines. Il échange un regard lourd de sens avec Annie, se dirige vers son sac de voyage, se penche et en saisit les anses. La porte d’entrée se referme sur lui, sans que rien de plus n’ait été ajouté.

Zia relève la tête.

- « Papa ? », demande-t-elle.

- « Tu vas vite revoir papa, Zia. Bientôt. », lui précise Annie en s’approchant d’elle. Zia tourne la tête vers sa mère, l’observe un court instant tout en continuant de mâchouiller une nouvelle pièce de Lego, puis reprend son activité.

Au-dehors, Luc dépose son sac de voyage dans le coffre du taxi. Il fait le tour du véhicule et s’installe sur la banquette arrière. Annie conservera le Kangoo, c’est mieux pour elles-deux. Lui se débrouillera pour acquérir une voiture d’occasion dans les semaines qui viennent. Pour l’instant, il n’en a pas besoin. Un collègue le conduira tous les matins et le ramènera chaque soir, juste le temps de pallier au plus urgent. Luc accompagnera Zia chaque matin, lorsqu’elle logera chez lui et qu’ils marcheront tous deux jusqu’à l’école, main dans la main.

Pour le moment, il tente de rassembler ses idées, de souffler, de reprendre le cours de son existence. Il espère en retrouver l’essence, découvrir les fondamentaux, arriver jusqu’aux racines pour savoir si elles ont par trop manqué d’eau ou s’il est encore temps de les arroser pour les sauver.

Demain matin, il se rendra dans les bureaux administratifs de l’Aide Sociale à l’Enfance. Il a été convoqué par courrier, après la réponse donnée par le Conseil National d'Accès aux Origines Personnelles. Sa démarche a été prise en considération. Demain, il saura peut-être qui il est.


 

CHAPITRE 7

 


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