Le journal du professeur Blequin (76)

Publié le 06 avril 2020 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Dimanche 5 avril

11h : Certains commencent à trouver le temps long ; ça ne fait pourtant que trois semaines que nous sommes confinés. Qu'est-ce que c'est que trois semaines, à l'échelle de l'histoire, ou même à l'échelle d'une vie ? Pour ceux qui font directement face à la maladie, les personnels hospitaliers au premier chef, c'est trois semaines d'enfer, c'est sûr : mais pour l'immense majorité d'entre nous, en dépit de l'inquiétude que la situation peut susciter, ça fait finalement trois semaines de pause. Nous étions clairement en train de perdre la raison, nous avons enfin le temps de la retrouver. De toute façon, il faut énormément relativiser : bien sûr, ce n'est pas très drôle de ne plus voir les gens qu'on aime, de rester enfermé quand le soleil brille de tous ses feux ; mais je pense à mon père qui a vécu au Maroc pendant deux ou trois ans (je ne me rappelle jamais de la durée exacte) : lui aussi était loin de ses amis et de sa famille, et habiter chez Hassan II ne devait pas être rose tous les jours, mais il débutait dans l'enseignement et n'avait sans doute pas d'autre choix pour gagner sa vie... Et ce n'était encore rien par rapport à son père, mon grand-père donc : ce n'était pas un résistant à proprement parler, mais il avait fait partie des Bretons qui avaient répondu " présent " à l'appel du général De Gaulle ; pas question pour ce laïc invétéré, instituteur à l'école publique dans une commune qui était alors parmi les plus " cul-bénit " de Bretagne, d'être l'esclave du Reich ! Il n'a jamais porté les armes et n'a accepté aucune médaille après les hostilités, et pourtant, ce qu'il avait dû subir n'était pas anecdotique : quatre ans loin des siens, à une époque où on n'avait même pas les moyens de communication performants d'aujourd'hui, qui plus est sous les bombes que la Luftwaffe vomissait quotidiennement sur l'indomptable Albion, avec le cortège de restrictions imposées par la guerre... Quand je repense à tout ça, je me dis que nous ne sommes pas les plus à plaindre ! Bien sûr, certaines régions du monde ont beaucoup moins de chance que nous : raison de plus pour rester modestes et ne pas trop nous plaindre de notre sort. Ce que nous vivons est inédit mais finalement banal : nous ne pouvons en tirer aucune raison de nous prendre pour des héros ou des martyrs.

Lundi 6 avril

10h30 : Je suis sorti poster du courrier ; bien entendu, le bureau est fermé, il faudrait que j'aille jusqu'à Bellevue. Tant pis, je glisse dans la boîte aux lettres ce qui est déjà affranchi et je vais profiter du service qui permet d'imprimer des timbres en ligne... Il a plu dans la soirée d'hier, l'air est encore humide. Ce n'est pas pour me déplaire : une ambiance moins printanière sied mieux aux circonstances et je vais pouvoir faire abstraction du monde extérieur avec un moindre effort. Alors que j'arrive devant mon immeuble, je vois passer deux véhicules motorisés : une voiture d'aide à domicile suivie par une camionnette des pompes funèbres ! J'ai beau me dire que ce n'est qu'une coïncidence, je ne peux pas m'empêcher d'y voir une image symbolique...