Magazine Journal intime

Chapitre 9

Publié le 06 avril 2020 par Elisabeth Osram

CHAPITRE 9« Ma petite fille, dans la terre du désespoir poussent de mauvaises fleurs. »

   (Sofi Oksanen) - « Purge » (2010)


 

24 Février 2011 – Salle des Fêtes Municipale – 59430 Dunkerque

Douze minutes ont suffi aux uns et aux autres pour rallier l’enceinte municipale. La façade de briquettes, dominée par sa pointe crénelée, s’ouvre sur une porte vitrée à double battants. Deux imposants pots de terre cuite, répartis de part et d’autre des structures métalliques de l’entrée principale, exposent à la vue leurs plantes vivaces.

Leurs couleurs vives retombent dans un feu d’artifice floral, contribuant ainsi à mettre du baume au coeur des personnes présentes. Chacun passe le seuil, venant progressivement gonfler le nombre des convives au sein de l’espace de réception.

De longues tables recouvertes de nappes de papier blanc ont été dressées le long des murs de chantignolles*. Des pyramides de verres et de tasses à café y ont été installées, jouxtant carafes de jus de fruits, thermos et bouteilles de vin. Les paniers emplis de gauffres fourrées trônent en arrière-plan de plateaux sur lesquels ont été répartis petits fours salés et parts de cramiques*. Les épais rideaux de velours bleu, bordés de passementerie dorée, cachent l’estrade de bois, habituellement festive. L’accès à la cuisine attenante est quant à lui resté ouvert, de grandes tentures de coton marron en délimitant le passage. Les parapluies se referment après avoir été débarrassés des gouttes de pluie accumulées durant la dernière heure et demie. Les mains rougies par le vent glacial se réchauffent au contact des radiateurs, rallumés pour l’occasion. Certaines sont frottées énergiquement avant de saisir les verres dans lesquels toute boisson alcoolisée ou chaude sera la bienvenue.

Une musique douce se propage dans l’atmosphère, contribuant de manière primordiale au relâchement. En cet après-midi particulier, les baffles prêtées par la municipalité concourent à la détente.

Zia pénètre dans la large pièce, déjà résonnante de voix mêlées et de conversations croisées. Elle s’arrête dès le seuil franchit, tentant de repérer les visages connus. Un couple de soixantenaires l’accompagne.

- « Enlève ton manteau ma puce, pour ne pas avoir froid tout à l’heure en ressortant », lui conseille la femme.

Zia s’exécute et actionne sa fermeture éclair jusqu’au bas de sa parka bordeaux, après avoir ôté sa capuche.

- « Allez, avance un peu ma belle qu’on puisse refermer la porte. J’ai le vent qui me gèle le dos », lui demande l’homme.

- « Désolée », s’excuse Zia. « J’avais pas fait attention ».

- « Ce n’est pas grave. », la rassure-t-il en lui tapotant chaleureusement l’épaule.

Zia lui adresse un sourire à peine esquissé, aux prises avec les images du jour se succédant dans sa tête à un rythme effréné. Luc, dans un état de nervosité avancé. Sa grand-mère maternelle, Suzelle, enfin sortie de son dix-huitième arrondissement parisien pour les retrouver sur place. Les tensions, palpables dès leur mise en présence. Luc n’a jamais supporté l’attitude de Suzelle vis-à-vis d’Annie ; son terrible déni s’agissant des comportements insoutenables de son mari. Les agissements destructeurs d’Henri sur Annie, tant de fois perpétrés. Les cris sourds d’Annie, toute gosse, lorsqu’elle tentait d’alerter sa mère sur les abûts intolérables de son père ; ses appels au secours laissés sans réponse, minimisés, fuis. Suzelle a toujours préféré nier l’insupportable que d’agir pour bannir de sa vie l’auteur des horreurs commises sur sa propre fille, années après années. Elle a laissée Annie évoluer sans filet de sécurité, soumise aux mains d’un tyran. Une trahison qui servait bien le vice d’Henri, solidement chevillé au fond de ses pulsions malsaines. Un déséquilibre qui a tiré Annie au fond du gouffre, inexorablement ; la laissant incapable de gérer sainement une situation familiale, une fois arrivée à l’âge adulte. Tenir solidement la barre, garder le cap, l’oeil fixé sur le baromètre, Annie en était incapable. Cela, Luc le savait. Il a tout essayé pourtant, avant de rendre les armes ; avant de se décider à quitter le navire, de poser le pied sur une terre plus florissante, et fiable. Zia a dû supporter le poids et les conséquences d’une telle décision. Elle aussi s’est retrouvée sans filet ; condamnée à subir les blessures maternelles, et leurs conséquences. Les moments de colère et de perdition. Les repères mille fois brisés. Les attentes tant de fois déçues. Zia n’avait pas compris pourquoi Annie semblait si soulagée de la mort d’Henri, lorsque ses excès de boisson ont eu raison de lui. Son pancréas avait pourtant résisté autant que possible. Mais le cancer n’avait pas fait dans la dentelle. Il était parti en quelques mois. Sa retraite de chemineau, il n’en avait pas profité bien longtemps. Luc n’avait pas pleuré son beau-père, rasséréné pour Annie. Même s’il ne décolérait pas de voir sa belle-mère pleurer un tel salopard, au lieu de demander pardon à sa fille. Ce qu’elle aurait dû faire à genoux, pour le restant de ses jours.

Lorsqu’ils se sont retrouvés confrontés l’un à l’autre, dès leurs véhicules garés sur le parking du vingt-deux rue Albert Cuenin, l’électricité s’est activée. La défiance pour l’une, le dégoût pour l’autre. Le courroux s’est immédiatement imposé, provoquant des éclairs. Personne n’a rien pu faire pour les empêcher de s’écharper verbalement. Ni Martine, ni Jean ; faisant corps autour de Zia. Ni Linda, leur fille unique, qui malgré ses vingt ans n’a su s’interposer. Son seul réflexe a été d’ agir en grande sœur, ramenant la tête de Zia contre-elle ; lui cachant les yeux d’une main et lui opturant son oreille encore libre de l’autre. La plupart des convives demeuraient là, bouche-bée, assistant à la scène dans une totale incapacité à réagir. Ni les aînés, présents pour la circonstance, ni leurs enfants, neveux, nièces ou cousins, n’ont pu intervenir. Encore moins Annie, par la force des choses.

Zia n’a vu Luc qu’une seule fois après le mois de novembre deux-mille dix. Après le jour où elle a poussé pour la première fois la porte du domicile de Martine et Jean Teulier, escortée par la gentille Madame Bonte, de la PMI* . Agathe. Toujours douce, toujours dans une parfaite bienveillance, aux petits soins pour elle, comme pour les membres accueillants de sa nouvelle famille. Agathe vient régulièrement leur rendre visite, et reste toujours un moment. Une heure, peut-être, à chaque fois. Martine cuisine toujours quelque chose de bon pour sa venue, et Jean s’arrange régulièrement pour sortir de la cave une bouteille de cidre frais. Agathe aime bien « une goutte de cidre frais, de temps en temps », comme elle le dit avec le sourire. Même si elle n’a « pas trop le droit de boire sur son temps de travail ». Mais Jean plaisante gentiment avec elle et la détend, pour améliorer les moments passés tous ensemble autour de la grande table de cuisine. Il y a de quoi accueillir beaucoup de monde autour de cet imposant plateau de chêne, taillé à l’herminette. « Cette table est dans la famille depuis longtemps, tu sais ? », avait expliqué Jean le jour de la Saint-Valentin, lorsque Zia caressait les doux reliefs du bois, poli par des années de repas partagés. C’est ce jour là que Luc lui a dit pour Annie. Qu’il devait aller la voir pour lui apporter ce joli bouquet de roses orange, en ce lundi quatorze février deux-mille onze. Annie adorait les roses orange ! Zia a redemandé pourquoi elle ne pouvait pas voir maman. Agathe a réexpliqué que maman devait se reposer. Qu’elle était tout le temps triste et qu’elle n’arrivait plus à s’occuper d’elle-même, ni de sa petite fille. Zia se souvenait. Elle se rappelait les crises et les moments de perdition. Les fois où elle voyait sa mère vautrée sur le canapé, en proie à ses démons au milieu des bouteilles vides et des mégots encore fumants. Quand elle ne lui hurlait pas dessus, pour un oui ou un non.

Zia a renoncé avec déception, lorsque Agathe a dit que ce n’était pas une bonne idée d’accompagner Luc voir Annie, en ce quatorze février. Que c’était un jour pour les adultes, et que Luc devait s’y rendre seul. Martine et Jean ont opinés du chef, donnant raison à cette gentille dame qui dorénavant allait veiller sur elle, avec leur concours et en accord avec Luc. Papa avait profité de la présence de chacun autour de la grande table familiale pour annoncer que c’est lui qui avait demandé à Agathe de l’aider à mieux s’occuper d’elle. Car avec son travail qui lui prenait de plus en plus de temps, surtout depuis qu’il devait régulièrement se rendre sur Paris apprendre de nouvelles choses pour évoluer dans son métier, et avec Annie qui était trop fragile, il ne pouvait plus faire face. Il avait continué d’expliquer qu’il restait quand même son père, avec un droit de visite et d’hébergement ; et qu’avec l’accord de tous mais aussi de Madame Martel, du Département de l’Aide Sociale à l’Enfance, elle pouvait continuer d’aller régulièrement le voir chez lui. « À condition de ne plus manquer la classe », avait exigé Liliane Martel. C’était la condition sine qua non. Annie avait eu trop de manquement sur la régularité scolaire, et à l’âge de Zia, c’était trop important. Zia n’avait pas vraiment tout compris, mais elle savait que c’était à cause de maman que l’institutrice avait alerté les services sociaux, avec l’aide de l’infirmière de l’école ; et que c’était pour cela qu’elle devait vivre maintenant dans « une famille plus équilibrée ». Papa viendrait périodiquement chez Martine et Jean. Et puis, il y avait leur fille, Linda, qui était très gentille et qui s’occuperait d’elle comme d’une petite sœur.

Le cidre et les cafés avalés, le cramique aux raisins dégusté, tout le monde s’était levé pour raccompagner Luc et Agathe à la porte, après leur avoir serré la main. C’est là que papa avait remis la lettre d’Annie, que Zia avait lue et relue plusieurs fois avant d’arriver à trouver enfin le sommeil. Depuis, cette lettre ne la quittait plus. Toujours au fond d’une poche, sur elle ; ou bien à l’abri dans le tiroir de la table de chevet, à côté de son nouveau lit, dans sa chambre fraîchement repeinte. Zia la connaissait par coeur à présent. Chaque virgule, chaque vérité, chaques mots d’amour énoncés par écrit, quand elle avait si souvent quémandé de les entendre, sans les entendre.

* * *

« Dunkerque – 10 février 2011

Ma petite chérie,

Les méchancetés de ton grand-père sur moi pèsent très lourd sur mon moral. Et ta grand-mère ne m’a jamais aidée. C’est une femme faible, et lâche. Elle préfère jouer l’autruche que de regarder la vérité en face. Ça me fait du mal, mais c’est comme ça. Je n’arriverai pas à la changer. C’est pour ça que je pleure beaucoup. Ce n’est pas de ta faute, ni de la faute de papa.

Moi, je n’ai pas été lâche avec toi. Je t’ai tout de suite aimée. Quand tu es arrivée parmi nous, j’aurais donné ma vie plutôt que de laisser quelqu’un te faire du mal. Mais, finalement, c’est moi qui t’ai fait du mal, et je t’en demande pardon ma fille.

Si je suis si souvent en colère après toi, c’est que je n’arrive pas à contrôler ma colère contre moi-même. Je m’en veux d’avoir été aussi bête, de ne pas être arrivée à me défendre. J’y pense tout le temps. Ça tourne en boucle dans ma tête. Alors c’est vrai que de sortir souvent avec des copains, et boire un peu aussi, ça m’aide à ne plus penser ; à oublier même, parfois. Il m’arrive de fumer des produits dangereux pour la santé. C’est bête, n’est-ce-pas ? Oui, je le sais. Et tu as raison de penser que c’est stupide de ma part. Promets-moi que tu ne feras jamais pareil, ma chérie. Que tu feras attention à ta santé, toujours. Que tu ne fumeras pas, que tu ne prendras jamais de produits dangereux, et que tu ne boiras pas. Sauf peut-être quand tu seras grande, de temps en temps, pour des occasions ou des fêtes.

Tu vois ma fille, aujourd’hui, à force d’avoir fait l’imbécile, à force de ne pas avoir assez fait attention, je suis tombée malade. Mon pauvre corps est fatigué et n’arrive plus à se défendre. Il faut qu’il se repose. Alors je ne peux plus beaucoup m’occuper de toi. Mais je pense souvent à toi. Quand papa vient me voir à l’hôpital, il me dit que tout va bien pour toi. Que tu es heureuse dans ton nouveau chez toi, avec Martine, Jean et Linda, en attendant. Je suis bien heureuse pour toi. Tu sais, je serai bientôt guérie. Les docteurs s’occupent très bien de moi, ne t’inquiètes pas. Ils disent que ça va un peu mieux, déjà.

Alors, tu vois, je t’écris cette lettre pour te dire tout ça, ma chérie. Pour te dire que je t’aime, surtout. Papa t’apportera cette lettre très bientôt. Si tu le souhaites, tu pourras me répondre. Et peut-être même me faire un joli dessin, pour aller avec ? Tu verras ce que tu décideras de faire, ma fille.

Je te laisse maintenant, car bientôt l’infirmière va venir me voir pour s’occuper de moi et me faire prendre mes médicaments.

À très vite ma chérie. Je t’aime fort.

Maman »

* * *

Des groupes épars observent les panneaux sur lesquels nombre de photographies de famille ont été positionnées, embellies par les décorations d’étoiles, les nœuds de tulle blanc et les coeurs de papier rose et rouge. Des bouquets de fleurs ont été posés en nombre, à même le sol, au pied de l’estrade. Depuis leurs enveloppes de papier transparent, les compositions colorent l’espace municipal, neutre d’ordinaire.

Luc aperçoit Zia depuis le fond de la salle. Alors qu’elle ôte son manteau, il traverse de bout en bout l’espace convivial pour la rejoindre. Martine et Jean lui sourient, avenants comme à leur habitude. Bien que dix jours se soient passés depuis leur dernière rencontre, Luc prend Zia à bras le corps. Il la serre contre lui et l’embrasse comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des mois.

- « Tu tiens le coup, ma chérie ? », lui demande-t-il.

Zia répond par l’affirmative en hôchant la tête.

- « Pas trop fatigués ? », demande Luc en échangeant une poignée de main cordiale avec Martine et Jean.

- « Bonjour Linda », salue-t-il en embrassant la jeune femme sur les deux joues.

Ils restent quelques minutes à converser sur le déroulement de cette journée particulière, quand l’attention de Luc est attirée par l’entrée dans les lieux d’un jeune homme élégamment vêtu. Il l’a croisé à plusieurs reprises aujourd’hui. Son chic, son professionnalisme et sa discrétion de l’ont pas laissé indifférent. Il faudra qu’il le rapporte à son supérieur.

Luc l’observe s’avancer vers la grand-mère de Zia et lui tendre une chemise cartonnée tout en échangeant quelques mots avec elle. Alors qu’il repasse près de lui pour regagner la sortie, Suzelle s’approche de Luc, document en main. Elle s’arrête face à son ex beau-fils, se plaçant à distance respectueuse. Elle ouvre la chemise transmise quelques minutes plus tôt par le conseiller de la PFG* et en sort une feuille de papier sur laquelle figurent des informations.

- « Ils viennent d’avoir confirmation du crématorium que les cendres d’Annie sont prêtes. On peut aller les chercher à partir de demain matin, dix-heures », annonce-t-elle d'une voix blanche.


 

* Brique de terre de demi-épaisseur.

* Spécialité flamande : Brioche en forme de pain parallélépipédique, à la mie de couleur crème à jaune clair assez dense, parfois garnie de grains de sucre et fourrée de raisins secs.

* PMI : Protection Maternelle et Infantile

*PFG : Pompes Funèbres Générales

CHAPITRE 9


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