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Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant par Angèle Paoli

Publié le 10 avril 2020 par Angèle Paoli

LE ÇA DE CHRISTIANE VESCHAMBRE

É crire, n'est-ce pas la voie la plus juste pour rendre la parole à celle qui fut enfant ? N'est-ce pas la voie la plus juste pour s'infiltrer dans la brèche colmatée de la forteresse et ramener à la vie l'enfant qui sans doute s'est longtemps tue ? Écrire pour lui restituer son respir, et au-delà, sa voix perdue ? Ainsi semble le penser et le vivre l'auteure Christiane Veschambre, qui cite en exergue un extrait d'une de ses œuvres, Écrire. Un caractère :

" Écrire revient par la brèche - une trouée dans l'enceinte fortifiée. Par exemple, tout à coup une enfant se tient dans la pièce où on était assis... Certes on est seul à la voir mais elle est si réelle, d'une réalité augmentée, on n'en parle pas, on est requis de lui parler, de l'écouter, c'est-à-dire d'écrire. "

Ainsi dit la femme. Ainsi dit la femme qui va se mettre à l'écoute de l'enfant et qui va écrire. Ce dernier recueil, qui s'inscrit dans la filiation des précédents, interroge la fillette que l'auteure fut, dans un dialogue qui tangue entre deux bords, pris dans l'alternance des deux voix : " dit la femme / dit l'enfant. " Ponctuation duelle qui rythme l'échange, qui rythme le recueil et qui fournit son intitulé à l'ouvrage : dit la femme dit l'enfant. Sans capitales.

Composé de deux volets, le recueil évolue en seconde partie vers une parole qui se densifie et s'accélère. Paroles en écho, au point que l'alternance des deux dits se joue à l'intérieur d'une même phrase et d'un même paragraphe. Jusqu'à ce que se brouille la parole dans la fusion finale des deux interlocutrices. Femme et enfant réconciliées.

Au fil des échanges, l'enfant a grandi qui a chaussé ses échasses et approche ainsi l'autre monde. La femme, elle, fait parler d'autres adultes qu'elle. Dont Deleuze, le philosophe affectionné, et le mystérieux Bruno de Straub, difficile à identifier. Sur eux, elle prend appui pour s'affirmer, pour dérouler sa pensée et se rapprocher de l'adulte qu'elle est aujourd'hui devenue. De plus en plus assuré, le " dit " de la femme qui écrit, livre ce qui d'ordinaire se tait ou ne s'avoue qu'en secret. Luttes et souffrances intimes. Sang des règles. Refus de mettre au monde et avortement. Modestie des parents. Le père ouvrier. La mère, " sans profession ", qui fait des ménages chez les gens. Et qui n'existe pas.

" Nous sommes seules dans le compartiment, dit la femme, ma mère dit "je ne suis rien, comment rendre visite, on rend visite quand on peut dire ce que l'on est, que quelque chose nous donne existence pour les autres", elle le dit doucement, sans peine ni amertume, ce qu'elle sait d'elle, "je ne suis rien", "c'est que tu as passé ta vie à nettoyer la maison des autres", lui dis-je, dit la femme... ".

Et dont on apprend plus loin qu'elle a fait des ménages chez Jean Grenier. En vain la femme qui aujourd'hui écrit cherche-t-elle la présence de la mère dans les pages des Carnets du philosophe.

Et, par-delà l'intime et le familier, il y a les peurs qui taraudent et questionnent. La " cruauté blanche " des guerres du XX e siècle. La nécessité de l'écriture s'impose. Pour " concasser ". " Concasser ce qui veut faire bloc, ce qui veut faire ordre... ". Car " [e]n toi, dit la femme, veille un désir que tu ignores et qui trompe l'institution. "

Tout le dialogue entre la femme (c'est elle qui ouvre la prise de parole et c'est elle qui la clôt) et l'enfant se déroule sur le seuil. À la lisière entre deux mondes. Le monde du présent et celui du passé ; le monde des vivants et le monde des morts. Séparés par un " couloir d'ombre ". L'espace est celui d'un théâtre d'ombres qui se cherchent à l'aveugle sans parvenir à se trouver. Un théâtre de fantômes :

" Tu es là ? dit la femme

Vous êtes là ? dit l'enfant

Je ne te vois plus, dit la femme. Tu es comme un personnage sorti de scène. Quand tu étais là, quand tu es là, tu n'es pas du tout un personnage. Tu ne joues pas, tu n'es pas inventée, tu es tellement envie que ce serait plutôt moi le personnage. "

Comment la petite fille est-elle arrivée sur ce seuil ? Elle l'ignore. Elle ne comprend d'ailleurs pas qui elle est, ni pourquoi elle est là. La rencontre s'est faite brusquement. Soudain a surgi celle que l'adulte n'attendait pas. La petite fille dans " sa robe rouge et grise ". Une enfant d'autrefois, habitée par les récits qui tournent autour de ses amies d'écolière, de ses professeurs de l'autre monde, latin et piano. Qui font de l'enfant " une petite adjacente sur le seuil ". L'enfant et la femme se tiennent à distance. Comme intimidées ou peut-être méfiantes. Non encore apprivoisées. L'espace est délimité par un tapis :

" Les tapis, dit l'enfant, c'est une mer qu'il me faudrait franchir pour avancer dans la pièce. "

S'avancer au-delà serait prendre un risque. Celui de disparaître, de s'évanouir et de ne plus revenir. Et l'adulte craint de perdre l'enfant :

" [T]u es entière au bord du tapis, si je te fais avancer, j'en ai peur, tu vas commencer à te fendre, tu auras un pied au bord et un pied dessous, et je vais te perdre. "

Le dialogue qui s'instaure entre l'une et l'autre est fait pour l'adulte de retours sur le passé, retours sur ce qui a été vécu. Un passé et un vécu qu'il faut creuser, creuser toujours plus avant pour en appréhender tous les ressorts. Toutes les résistances. Car c'est dans ce substrat invisible que s'est construite la femme qui réveille en elle l'enfant qu'elle a été. L'écrivain tricote son texte dans l'alternance des voix, voix mystérieuses des deux interlocutrices qui tissent ensemble, derrière l'invisibilité des lignes qui les séparent, un réseau de souvenirs et de réflexions sur la vie. Sur les relations entre les êtres. D'aveux. Sur la solitude, par exemple :

" Quand j'ai commencé à vivre seule, dit la femme, sans mes parents, je ne savais pas vivre. " Et vivre, c'est écrire. C'est " donner à sa vie une vérité jusqu'à son terme. "

L'enfant, elle, se pense dans le présent. Le futur n'existe pas vraiment. Elle se refuse à l'envisager. Seuls ses parents l'imaginent pour elle. À sa place. Et ce qu'ils imaginent ne repose sur rien de réel. Face aux mots et face aux images que ses parents lancent pour parler de son avenir, l'enfant se rebiffe :

" Je ne sais pas ce que je serai, "je serai" ça ne sort pas de ma bouche, je suis au présent... ".

Malgré son " bavardage ", la petite fille demeure insaisissable. Même si elle se dévoile parfois dans les rêves de la femme. Elle est mystérieuse. Elle-même ne sait pas vraiment qui elle est et ce qu'elle fait, ni quelles formes sont les siennes. Ce qu'elle sait, c'est ce qu'elle désire. Ce qu'elle appelle du fond de sa révolte enfantine, c'est l'amour. L'amour de l'adulte avec qui elle parle.

" Je ne sais pas qui je suis, dit l'enfant. Il faut m'aimer. Si vous ne m'aimez pas, pourquoi me laisser sur votre seuil ? Vous êtes dans l'autre monde, vous n'avez pas besoin de moi, je n'ai pas demandé à me tenir sur votre seuil, je m'y suis retrouvée sans comprendre. "

Entre les deux, entre l'adulte et l'enfant, il y a la mère. Cette inconnue. Et pour l'une et l'autre, il y a la grand-mère. C'est par la grand-mère que l'une et l'autre se reconnaissent :

" Je te reconnais, dit l'enfant, tu es ma grand-mère l'incommunicable, je veux dire que tu viens d'elle, c'est ton pays de naissance, tu es son ombre parlante... ".

" Je te reconnais, dit la femme... ".

La mère, la grand-mère. C'est en elles que se noue une part de l'histoire de Christiane Veschambre. Qui confie dans ces lignes :

" Dans tout ce que j'écris, presque tout, il y a ma grand-mère, et sa fille, c'est pour ça que j'écris. Pour ça : faire parler ça, pour donner de la langue à ça, qui n'a pas de nom, qui est comme le foyer très enfoui de combustion très lente, avec éruptions imprévisibles, qui tient au chaud ce que je dois écrire. "

Impossible, en lisant ces lignes, de ne pas songer à Nathalie Sarraute, à la toute première phrase d' Enfance : " Alors, tu vas vraiment faire ça ? ". Je risque ce rapprochement même si l'analogie entre les deux auteures ne tient pas au-delà que dans ce ça.

L'écriture de Christiane Veschambre puise toute sa source dans ses origines familiales. Dans " l'impasse noire " d'un village où une enfant sans père vient au monde. " Une enfant d'impasse ", sa propre mère. C'est ce ça qui ne se nomme pas qu'il faut faire advenir, qu'il faut exhumer. Il faut donc creuser. Pour que parvienne à la lumière ce qui jusqu'alors persistait dans l'ombre, telle une faille infranchissable. Car écrire est bien ce travail de taupe qui se fait à l'aveugle, dans l'incertitude de ce qui va surgir.

" Personne ne m'indique les directions, dit la femme. Depuis longtemps je dois les trouver sans aide, depuis longtemps je souffre de devoir être celle qui trouve les directions. Je ne peux pas me fier. I stepped from Plank to Plank, écrit Emily Dickinson. Moi aussi j'avance de planche en planche, depuis toujours au bord, au-dessus du vide, je l'ai déjà écrit ça, mais c'est seulement maintenant que je le vois, le vide. Ce que j'écris souvent sait ce que plus tard je connaîtrai. "

Le dit la femme dit l'enfant est le livre admirable d'une auteure de talent. Un livre qui se lit d'une traite, à souffle retenu.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant   par Angèle Paoli


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