Magazine Journal intime

Chroniques d'Europe (19) - Solange, partie quatrième

Publié le 21 juillet 2008 par Audine

Il y a des Règles.

Il est Interdit de laisser traîner le linge sale au pied du lit, car cela rend Furieuse Solange.

Une procédure devenue confuse avec le temps, est instaurée concernant les chaussures et les chaussons, les unes devant être Rangées dans le placard de l’entrée, les pouvant être Préparés, sous le radiateur face au placard, en bas de l’escalier.

Le Cumul chaussures et chaussons sous le radiateur est une Aberration.

Mon frère et moi mettons ou débarrassons la table par semaines alternées.

Voir Zorro à la télé en entier est impossible car les épisodes tombent à l’Heure du Bain : une semaine je loupe la première moitié et mon frère la seconde et la suivante, l’inverse.

Ainsi en est il de la Justice et de l’Egalité de Traitement.

La Confection des lits est un Art.

Trois élastiques courent sous le matelas, dans le sens de la largeur, et viennent s’attacher par leurs extrémités au protège matelas. Trois autres élastiques courent sous le matelas, et viennent de la même façon tendre le drap du dessous. Ainsi, nous n’avons pas de Pli. Le drap du dessus est disposé suivant des critères individuels : mon père aime qu’il monte haut, ma mère qu’il soit débordé de son coté, moi qu’il soit extrêmement serré, tout le monde que le rebord du haut soit suffisamment large pour ne Jamais Sentir la Couverture.

Solange trace au stylo une marque rouge, à l’exact milieu des largeurs hautes et basses de la couverture, pour répartir la surface de la couverture de la même façon de chaque coté.

Ma mère me parait aussi maniaque qu’un coucou de pendule autiste.

Mon père plie sa serviette de table avec un nœud plat et doit avoir le Quignon du pain.

Il découpe le poulet et finit la carcasse – avec les doigts – ouvre les bouteilles de vin, sait et nous apprend à manger le poisson – sans les doigts.

Mon argent de poche a une comptabilité très complexe, qui préfigure les indicateurs d’impact et les programmations par objectifs mis en place dans la Fonction Publique.

Il y a un taux de base hebdomadaire, puis, chaque fin de semaine, suivant les notes données, le taux subit un coefficient. C’est ma note de discipline qui entame régulièrement le taux de base. Une note de 10 sur 10 est Normale.

Solange n’aime pas recevoir.

Si Félix et Maria Augusta viennent, il faut faire le Grand Ménage, et devant nos yeux emplis d’incompréhension, Solange s’agite, s’agace et déchaîne un tsunami de rangement et de propreté, dont nous ne percevons pas l’utilité.

S’il ne faut pas Déranger – aussi, il y a des heures où l’on risque de Déranger plus que d’autres, comme le soir, où aux heures des repas – il faut encore moins prendre le risque d’être surpris dans son intimité familiale. La maison n’est jamais assez Bien, et Solange a un peu honte de son manque d’entretien.

Il n’y a quasiment pas de Visiteur.

Un jour, une gamine fille de fleuriste, avec une maison qui me semble luxueuse, et alors que des invitations sont lancées ça et là, m’explique « toi on t’invite pas pasque tu rends pas ». J’avais 11 ans, elle s’appelait Véronique Terroni, et m’a appris la salive acre de la haine, tenace, celle qui monte, fulgurante, au bord des lèvres.

Etre quelqu’un de Bien, et qui fait Tout Comme Il Faut, est difficile. Inatteignable, j’en conclus même, en voyant ma mère avoir ses Migraines.

Solange n’aime pas la vie, il me semble.

Je lui affirme ressentir un tel instinct de vie que c’est sur, je n’aurai jamais de dépression. Ma mère n’est pas d’accord. Elle trouve que la vie est une longue suite d’épreuves fatigantes, parfois trop longue, la suite.

Je lui en veux de ne pas aimer plus que ça la vie, puisque tout de même, je suis là – ça devrait suffire, déjà.

Solange me dit qu’il faut que je devienne ma propre mère.

Comme l’affirmation d’un pédiatre me déclarant sentencieusement qu’il fallait couper deux fois le cordon ombilical, j’ai mis des années à comprendre ses mots.

Elle me dit aussi que je privilégie le principe de plaisir au principe de raison et que ça ne marche pas comme ça, la vie.

Elle me dit qu’il faut savoir faire les renoncements nécessaires.

Ce goût du deuil et les chemins de croix à parcourir, hérités d’une histoire familiale dont je ne mesure pas l’influence, et accentués par les désillusions de la vie conjugale, dont j’exagère l’importance, vont m’amener implacablement à prendre le contre-pied des fragiles tuteurs de ma mère, et tenter, dans une quête aussi vaine, éperdue, qu’inconsciente, de réfuter une vision maternelle de la vie qui me dérange profondément.


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