Jean-Pierre Siméon | Le retour du refoulé poétique

Publié le 16 avril 2020 par Angèle Paoli

a deuxième cause du regain d'intérêt pour la poésie est d'ordre moral et politique. Elle tient à la mutation de la conscience déterminée par la perception soudaine et effarée d'un nouvel état des choses : le monde est mortel et il l'est par la faute de l'homme. Disons que dans la pensée panique de cette fin annoncée, l'esprit cherche la position alternative qui, inversant notre rapport délétère au réel, autoriserait la survie. Or, depuis toujours, les poésies du monde, par-delà leurs infinis avatars et fonctions, ont eu pour destin commun de suggérer un rapport au réel qui ne relève ni du pouvoir ni de l'avoir : d'Orphée à Virgile, de Hölderlin à Whitman, de Char à Jaccottet, de Bancquart à Duault, ici nommés pour exemple, la poésie est l'expression d'une éthique antagoniste aux dogmes de l'existence argumentés par les croyances, les philosophies et les idéologies. Bref, la question, jusqu'ici tenue pour vénielle ou secondaire, d'habiter poétiquement le monde trouve une subite crédibilité. Quels sont les poètes vivants qui, à l'instant où j'écris ces lignes, sont les plus lus aujourd'hui et lus au-delà du cercle des dits amateurs ? On peut le dire, chiffres en mains : Cheng, Chedid, Juliet, Bobin, Velter, Goffette, Bianu, Khoury-Ghata, Laâbi notamment. Leur postulation commune : un humanisme vigoureux et lucide, un appel à l'ouvert, source d'une spiritualité sans appartenance ni obédience qui oppose aux totems de l'avoir et du pouvoir le vœu d'une vie ramenée à son rythme essentiel.

Jean-Pierre Siméon, " Retour du refoulé poétique " in Revue la nrf, La Nouvelle Revue Française n° 641, numéro spécial Condition poésie, mars 2020, éditions Gallimard, pp. 182-183.