[TE SOUVIENS-TU DE LA T e souviens-tu de la Angèle Paoli, " Parmi les lys d'eau, Alfea ", Italies
Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455 (particolare)
Museo della Madonna del Parto, Monterchi
MADONNA DEL PARTO ?]
Madonna del Parto ? murmure une voix derrière son épaule. La " Madonna " de messer Piero ? La Madone en robe de velours bleu ? Oui, celle qui pose sa main sur son ventre rond, écarte d'un doigt le plissé du tissu, regard baissé vers l'enfant qu'elle porte et qu'elle sent bouger en elle. Je me souviens des deux anges qui tirent les rideaux d'un dais de théâtre pour lui permettre de prendre place. Sur les devants de la scène, sans doute. Une scène intérieure. Sans parole. Muette. Où était-ce ? Quelque part en Toscane. Dans un petit village un peu à l'écart. Nous avions découvert la fresque de messer Piero dans une chapelle de cimetière. C'était à Monterchi, je crois. N'était-ce pas le village d'origine de la mère de Piero ? Romana di Perini ? Oui, peut-être. Je ne sais plus. Et ensuite ? Ensuite nous avons déjeuné dans une auberge. Une auberge de chasseurs, modeste et un peu triste, comme ce village dont l'unique trésor est cette peinture, protégée, jalousement gardée, surveillée. Comment la Madonna del Parto avait-elle échoué là ? C'est de cela que nous avions parlé, de ce mystère. Qui n'en est peut-être pas un. Piero avait sans doute voulu rendre hommage à donna Romana, sa mère. Je me souviens aussi de la Résurrection de messer Piero. Tu venais de lire le dernier J.-B. Pontalis. Son Dormeur éveillé. Oui. Une rêverie immobile. Les serviteurs du Christ endormis à ses pieds. Bouche ouverte, disais-tu, et dodelinant de la tête. Bouche ouverte ? Vraiment ? En es-tu si sûre ? Il me semble, mais j'invente peut-être. Je sais que le tableau du maître de Borgo t'avait hypnotisée, tenue longtemps absente à toi-même. Comme si tu étais toi aussi sous l'emprise d'un sommeil irréel. De cela seul, je me souviens. De la pinacothèque du Borgo, il ne me reste rien. Tout s'est effacé. Seules les lignes des collines douces se sont inscrites en moi. Je me souviens de ton émoi devant la blondeur de leurs courbes. Tu me disais que Piero Della Francesca les avait admirées bien avant nous, lui qui aimait tant les représenter dans ses paysages.
La lecture de ce Dormeur éveillé nous a ramenés tous deux à cet été-là. Un été toscan, lourd de chaleurs et de siestes. C'était l'été de tes trente ans. Je t'avais proposé de passer le mois de juillet à " La Scheggia ", dans une villa du Cinquecento. Cette idée t'avait enchantée. La Scheggia ? Une écharde dans le paysage ? Peut-être. J'avais déniché l'adresse du marquis d'A... dans les Carnets d'adresses du Monde. Le marquis était ravi de faire notre connaissance. Il aimait la Corse. Il cabotait, l'été, à bord de son voilier et il lui arrivait de faire halte dans le porticellu de Centuri. Il y avait des amis. Beaucoup d'amis. Le marquis avait décliné pour nous toute une litanie de noms prestigieux. Artistes, gens de lettres, gens d'argent, qui ne faisaient pas partie de ton monde. Ni du mien, bien sûr. Il était reçu dans les plus belles maisons d'Américains disséminées sur les collines environnantes du Cap Corse. Les fameuses maisons aux plafonds peints, signes de fastes anciens. Les haciendas blanches des riches planteurs de canne à sucre, de café, de coton venaient se superposer aux paysages toscans, sous la lumière aveuglante de la Corse. Tu imaginais la vie de tes ancêtres, hamacs et calèches, robes à volants et ombrelles, tous les clichés que les aventuriers du Cap Corse avaient importés de Trinidad ou du Venezuela. [...]
Fabulae, récits, éditions Al Manar, 2017, pp. 9-11. Postface d'Isabelle Lévesque.