Appia Antica : Rome-Brindisi
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APPIA, " L'ARCHÉTYPE DES ROUTES "
L a Via Appia. Est-il un touriste amoureux de Rome qui n'a pas un jour déambulé entre les tombes et les pins maritimes qui font le charme de la Via Appia Antica ? Pour nombre d'entre nous, cette ancienne voie romaine, jalonnée de monuments funéraires et de catacombes, constitue un lieu de promenade et de rêveries mélancoliques, un havre de paix parmi les ombres défuntes, loin des embouteillages, du charivari et de la pollution qui caractérisent le centro storico de la Città eterna. La découverte de la plus vieille route d'Europe s'entreprend à partir de la Porte San Sebastiano. On peut aujourd'hui encore la suivre quelques kilomètres durant avant de rebrousser chemin et de s'immerger à nouveau dans les dédales de la Ville Éternelle.
Pour Paolo Rumiz et ses compagnons de route, il en est allé tout autrement. Car, à l'orée de ce siècle, Paolo Rumiz, journaliste-marcheur, s'est mis en tête de parcourir, à pied et sac au dos, l'intégralité de la " reine des routes ". Depuis Rome jusqu'à Brindisi. Et de Brindisi jusqu'à Rome. Afin de mesurer " ce qui avait changé le long de cette ligne tendue en diagonale sur un morceau de l'Italie si éloigné du grand flux. " Ils sont quatre au départ, quatre fous en liberté. Il leur arrivera parfois d'être beaucoup plus nombreux. Paolo Rumiz entraîne avec lui Riccardo, " le plus grand randonneur d'Italie ", " dompteur de ronciers et de torrents " ; Irène, architecte passionnée d'environnement ; et Alex, grand lecteur de cartes IGN. Un voyage d'un mois qui " s'est achevé à la date du 13 août 2015, deux mille trois cent vingt-sept ans tout juste après le commencement des travaux de construction, après six cent douze kilomètres, vingt-neuf jours de route et près d'un million de pas ". C'est sur ces chiffres impressionnants - qui donnent un ordre de grandeur au projet entrepris par le " journaliste nomade " - que s'ouvre Appia. Héroïne du livre, Appia, l'omniprésente et l'unique, est la sœur aînée de toutes les autres voies ouvertes au cours de l'Antiquité. Viendront ensuite l'Emiliana, la Flaminia, la Salaria, la Francigena (qui remonte par la Suisse vers la Gaule et rejoint Cantorbéry), l'Aureliana et tant d'autres. Féminine, comme les autres voies qui sillonnent l'Italie, elle est la création d'un homme qui rêvait d'une " diagonale de l'Orient ", une ligne droite qui filerait de Rome à Brindisi en faisant fi des " dénivellations " et des obstacles. En l'an 312 avant Jésus-Christ, c'est Appius Claudius Caecus, homme d'État et auteur romain, aveugle, comme l'indique l'adjectif caecus, qui fait le tracé de la première portion de route, de Rome à Capoue.
" En tout, trois cent soixante milles de graviers et de puissants pavés sur des fondations plus que robustes, soit l'équivalent de cinq cent cinquante-trois kilomètres ".
Devenue, pour Paolo Rumiz et ses amis, le centre de toutes les attentions, de toutes les protections, de toutes les inquiétudes aussi, Appia est désormais la " Bible " de la voie Appienne. Une bible inépuisable et du plus grand intérêt. Qui rend irréversiblement modeste tout lecteur qui croit connaître l'Appia et pouvoir aisément deviser sur elle. Plus de cinq cents pages sont consacrées à cette " reine des routes " et à cette vaste expédition culturelle qui bouscule l'espace et le temps. Une somme, davantage soucieuse de témoigner d'un " devoir civique " et politique que de " faire œuvre littéraire ". Un livre " fourre-tout ", écrit au fil des jours, à partir de notes griffonnées chemin faisant. Un ouvrage qui prend appui sur un souci constant de vérité, doublé d'un désir profond de réhabilitation. Rendre à l'ancienne route sa visibilité afin qu'elle soit à nouveau praticable et rendre compte le plus précisément possible du négatif comme du positif, sans rien omettre, telles sont les ambitions de Paolo Rumiz.
Appia est sans conteste un livre passionnant, foisonnant de détails inédits, tant dans le domaine de la géologie, de l'orographie, de l'archéologie, de l'histoire et de la littérature antiques que dans le domaine culinaire et proprement humain. Très vite, le lecteur se prend à rêver de se glisser au sein de cette " patrouille " d'explorateurs, laquelle s'agrandit parfois, au gré des rencontres, de passagers provisoires, guides et archéologues du terroir (de nombreuses femmes parmi ces archéologues), habitants et paysans, sans compter les curieux enthousiastes. Tous passionnés de l'Appia.
Le désir de joindre ses propres pas aux pas de ce groupe d'originaux va croissant au fil de la lecture. Le désir de revivre, dans le défilé des Fourches Caudines, la célèbre bataille qui opposa les Romains aux Samnites. Lesquels se rengorgent encore aujourd'hui de leur victoire : " On a foutu une sacrée trempe aux Romains. " Ou le désir de s'enfoncer plus avant encore, vers " le haut plateau de Formicoso ", sur " la route de Mefite ", d'approcher avec prudence " le cratère bouillonnant d'exhalaisons - pour le coup méphitiques - où habite la divinité de même nom, protectrice de la fertilité et gardienne des portes séparant la vie de la mort. "
Au moment d'atteindre les fameuses Fourches, l'Appia " se métamorphose ", qui " croise les sentiers antiques des Hirpins, Daumiens, Lucaniens et Messapiens. " C'est aussi le moment où Rumiz note que " la narration change, elle aussi, [...] se détache des explications, [...] s'immerge enfin dans le paysage et va au-delà, de prospective qu'elle était, [...] devient rétrospective, [...] commence à radiographier le flux du temps. " Quelle que soit la forme que prend la narration demeure le plaisir de partager avec les marcheurs la redécouverte de la " mère de toutes les routes ", de son histoire passée et présente. Grandiose et misérable, une histoire engloutie sous le poids d'inerties, sous la résignation et les atermoiements sans fin de pouvoirs inaccessibles et sourds. Sous " l'amnésie d'une nation ". Et nous voilà, lecteurs, renouant lien avec les régions reculées des Apennins et du Mezzogiorno, méprisées et abandonnées de longue date par le potentat romain et par les riches citadins des villes septentrionales. Autant dire que le voyage que le lecteur s'apprête à faire en compagnie de Paolo Rumiz et de ses complices est loin d'être un voyage de tout repos. Tout au long des pages, le lecteur est confronté tant aux beautés inouïes et aux merveilles qui jalonnent la route qu'aux désastres irrémédiables engendrés par une modernité avide et destructrice.
L'Appia est un vaste chantier archéologique à ciel ouvert. Temples, forums, thermes, villas antiques, statues et tombes rivalisent avec " échangeurs, carrières, hangars, périphériques, clôtures de terrains privés " et immeubles vides, œuvres de promoteurs avides, responsables avec tant d'autres de la grande " gabegie " qui met l'Appia en péril. Ainsi apprenons-nous que la Via Appia Antica est non seulement une route de contrastes mais aussi une route de conflits. Les uns s'acharnant à la protéger et à la défendre contre les prédateurs ; les autres à l'engloutir par une recherche effrénée du profit.
" Après avoir porté vers le sud la marque de Rome, elle portait désormais vers le nord celle de la Camorra, plantant le décor d'une espèce de Far West aux portes mêmes de la capitale. L'Appia était une vache à traire ou à expédier à l'abattoir. Derrière les paysages à couper le souffle, derrière les vues immenses sur la mer et le ragù à la napolitaine, nous sentions constamment la solitude des honnêtes gens et l'arrogance d'une bureaucratie hautaine, prompte à interdire le meilleur et à couvrir le pire... ".
Pour Paolo Rumiz, Appia est " l'archétype des routes ". Elle est " la ligne par excellence ", laïque et droite. Longeant la mer Tyrrhénienne, traversant les vastes étendues marécageuses des Marais Pontins, puis filant droit devant en direction de " la vieille ville de Terracina -gorgée de grandioses vestiges romains ". C'est de là qu'elle bifurque soudain pour grimper et se perdre dans les régions abruptes et sinueuses de l'intérieur. Partout où elle passe, quelle que soit la région qu'elle traverse et les " quatre-vingt-dix communes concernées ", Appia se heurte aux mêmes obstacles. Orographiques, topographiques et humains. Jusqu'à disparaître, happée par les broussailles et les roselières, jusqu'à se perdre à travers champs, puis s'interrompre brusquement. Aux énormes dalles de basalte - les fameux basoli qui la revêtaient - se sont substitués des tronçons d'asphalte. Le GPS perd la trace. Meurtris d'ampoules, les pieds, sont là pourtant, fidèles, qui viennent à la rescousse. Mais partout arrogance et incompétence s'en mêlent. Paolo Rumiz, lui, ne décolère pas. Depuis le point de départ, la Porte San Sebastiano, la via Appia est l'objet de convoitise. Les ruines qui jalonnent la voie ont été vandalisées. Les pierres des tombeaux, des colonnes et des temples ont servi à la construction de luxueuses villas, encerclées par des clôtures infranchissables. Partout les archéologues sont en butte aux autorités et aux potentats locaux. La destruction de l'Appia a été orchestrée dès l'origine par la noblesse romaine, puis par des hauts dignitaires de l'Église, des ministres, des chanteurs richissimes et enfin par les empereurs du béton. Quant à la grande majorité du peuple, elle est insensible à la beauté des antiquités. Les musées, qu'ils soient à ciel ouvert ou enclos entre des murs, sont l'objet d'une muette ou sourde indifférence. En définitive, constate amèrement Rumiz, cette dilapidation des biens, on la doit davantage aux Italiens qu'aux barbares, pourtant accusés de tous les maux.
L'emportant sur la route de Saint-Jacques qui prend fin une fois atteinte la destination de Compostelle, la voie Appia peut se parcourir dans les deux sens. Dans le sens nord/sud, elle est route laïque martelée par les légions romaines. Dans le sens sud/nord, elle est la route empruntée par Simon Pierre en marche vers Rome. Elle est " la voie du christianisme débarquant en Occident. " Paolo Rumiz, souhaitant dissocier marche et pèlerinage, oppose ici deux sortes de projets, deux types de voyageurs.
" Deux visions du monde, différentes et complémentaires, qui sur l'Appia mettent pour ainsi dire deux races antagonistes de voyageurs. "
Ainsi la voie romaine raconte-t-elle " deux grandioses histoires parallèles, une pour les laïcs avant tout et l'autre pour ceux qui recherchent le sacré. "
Et c'est bien ce qu'a entrepris Paolo Rumiz, pour qui l'Appia est une drogue addictive. Le journaliste a ainsi fait quatre voyages. Un voyage découverte et repérages. Un voyage retour, en voiture. Un troisième voyage pour revoir, vérifier ou clarifier certains points. Un quatrième consacré à l'écriture de son ouvrage. En définitive, la lecture d' Appia peut s'effectuer dans les deux sens. Le sens sacré et le sens laïc.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli