LE DÉDOUBLEMENT
L a première fois que je me suis trouvé face à une classe, j'ai été pétrifié d'angoisse, incapable de prononcer un mot. J'étais figé, et je savais que j'étais figé. Le temps s'écoulait, impitoyable.
Peu à peu, j'ai pu agir devant les élèves. Au début, j'en étais surpris : je me dédoublais, je me voyais en train de parler, de bouger, et je m'en étonnais. Quoi, c'était moi ce jeune homme qui commandait à cette assemblée d'enfants !
Plus tard, professeur, j'ai perdu peu à peu cette impression de dédoublement que j'éprouvais dans mes débuts de " seul en scène " et je le regrettais presque :
Curieux. Je ne me vois plus parler.Dans ma classe, ce matin, j'ai essayé de me dédoubler afin de me trouver ridicule. Je ne me suis pas trouvé ridicule, je ne suis même pas sorti de moi. Je faisais corps avec mon personnage. J'étais lui. Je vieillis.
Je trouvais très normal de parler à cet instant et dire ce que je disais. Cela ne m'étonnait pas. Je me détache de ce que je voulais être. Je n'y crois plus. Je m'accepte.
Mais aussi je faisais de la provocation et de la surenchère, du défi : je jouais à me montrer que je ne m'étonnais pas. J'insistais. Cela m'intéressait et m'étonnait : je regardais celui qui n'était pas étonné et cela m'amusait de le voir ainsi.
Comme comédien, quand j'entre sur scène, je suis tellement horrifié par les regards des spectateurs avides et convergents vers moi que je me dis ; que fais-tu là ? Pourquoi te mettre dans une situation pareille, tu n'étais pas contraint !
Pourtant il faut commencer... je me pousse à parler, à jouer... et c'est parti.
Je me vois dans l'action, à côté de moi, et me mets à jouir du plaisir que je donne au spectateur, plaisir qui devient mien. Alors je me confonds avec moi-même pour en profiter pleinement, je ne fais plus qu'un, un heureux !
Guy Chaty, J'avais quelque chose d'urgent à me dire, éditions Henry, Collection La main aux poètes, 2015, pp. 33-35.