Chapitre 13

Publié le 05 mai 2020 par Elisabeth Osram

« Mais à ces soies généralement artificielles, à ces violents tons d’aniline, il voit un aspect fol et funèbre, comme à la défroque d’un bal autant de carnaval que de fête des morts » *

23 février 2020 – Rue Ferrer - Hondschoote, Hauts-de-France

« Les origines du carnaval de Dunkerque remontent aux années 1600, il y a très longtemps, au dix-septième siècle. À cette époque, les armateurs - les constructeurs de bateaux, si tu préfères - offraient aux marins-pêcheurs un repas et une fête, juste avant qu’ils prennent la mer pour six mois de pêche au Hareng. La « foye » * battait son plein pendant des heures. C’est à ce moment-là que les marins avaient le droit à la moitié de leur salaire, avant qu’ils montent à bord des bateaux pour voguer jusqu’en Islande. C’est là-bas qu’ils trouvaient le plus de poissons. Mais malheureusement, beaucoup d’entre eux ne revenaient pas pour récupérer l’autre moitié de leur paye, car ils s’étaient perdus en mer, ou avaient fait naufrage ; et ils laissaient leurs femmes et leurs enfants sans rien au Courghain * ».

En ce 23 février, premier jour de carême dunkerquois, Zia se rappelle des paroles échangées avec son père, lors de son tout premier carnaval. Elle allait sur ses onze ans alors, mais elle se souvient de ce moment comme de la veille. Lorsque Luc l’avait amenée assister aux festivités, elle avait appris à quel point cette tradition ancestrale s’avérait célèbre dans tout le pays, et même bien au-delà. Elle lui avait posé un tas de questions. Luc y avait répondu, avec patience.

– « C’est de là que vient « la Visschersbende * », la « bande des pêcheurs », lui avait-il expliqué. « À l’origine, elle avait lieu entre deux fêtes religieuses, très importantes pour les catholiques : le lundi gras et le mercredi des cendres. Ces deux fêtes marquaient le début du Carême ; le début du jeûne, le moment où personne ne mangeait plus, ou très peu, pendant près de quarante jours. Aujourd’hui, dans la tradition dunkerquoise, on appelle ça : « les trois joyeuses » ».

Luc avait baissé son regard vers Zia.

– « Tu te souviens quand je t’ai emmenée à Hondschoote voir la « bande », l’autre jour ?

– Oui, je m’en rappelle », avait-elle répondu avec enthousiame. « C’était trop bien ».

Luc avait souri. Sa main s’était tendu pour caresser l’épaisse chevelure de sa fille, savamment organisée en macarons remontés jusqu’au sommet de son crâne. Tout comme il l’avait vu faire Annie, à maintes reprises, Luc avait cédé aux exigences esthétiques de Zia en parant sa coiffure de nœuds polychromes et de chou choux à paillettes.
La petite fille avait affiché sa fierté à qui voulait bien la regarder, ce jour-là. Pour une fois, elle devenait visible, et le bonheur qu’elle en retirait faisait éclater de joie son jeune coeur.
Vêtue de sa plus jolie robe, elle en exhibait les volants à chaque coin de rue, s’amusant à tourner régulièrement sur elle-même. Martine, Jean et Agathe avaient été gentils. Luc avait pu emmener sa fille pour sa première grande fête déguisée. C’était un moment qu’elle n’était pas prête d’oublier.

Lorsqu’elle avait posé les yeux sur les costumes revêtus par les « carnavaleux », Zia avait réalisé que quelque chose clochait. Les hommes étaient habillés en femmes, et portaient pour la plupart d’imposants chapeaux décorés de toutes sortes d’accessoires, de fleurs, de tissus bariolés, de tulles et de rubans en tout genre.

– « Ça s’appelle un « clet’che », avait précisé Luc.

– Un quoi ? , avait redemandé Zia

– Leur costume ; ça s’appelle un « clet’che ».

Sans mot dire, Zia avait observé la foule carnavalesque se répandre dans les rues, surmontée d’une nuée de petits parapluies placés tous très haut au-dessus des têtes.

– « Tu vois ma fille », avait enchaîné Luc « comme le veut la coutume, dans toute la région du Nord les hommes se déguisent en femme pour le carnaval ; et parfois, les femmes se déguisent en homme, mais plus rarement. C’est la raison pour laquelle la plupart des clet’ches sont aussi appelés « Ma tante » par les hommes qui les portent. C’est le costume le plus célèbre ici, parce-qu’il est lié à la tradition et remonte à longtemps. À l’époque, les marins ne possédaient que peu de vêtements ; alors pour ne pas les salir ni les abîmer avant de prendre le large, ils empruntaient ceux de leurs épouses, et assistaient à la Foye habillés comme elles. C’est comme ça que ce costume est devenu aussi connu, et que la plupart des carnavaleux le portent. Mais comme tu peux le voir, il y a aussi beaucoup de déguisements de marins-pêcheurs ».

Zia avait effectivement noté nombre de vareuses, de cirés jaune, de casquettes et de pull rayés. Dans la gigantesque vague qui se déplaçait en musique, accompagnée de tambours ou de musiciens soufflant dans des instruments à vent, l’on pouvait également apercevoir des corsaires, des pirates, des écossais en kilt, de guerriers de tribus africaines… Luc avait tenu à préciser que pour certaines « bandes », leurs clet’ches demeuraient leurs signatures. Ceux-ci ne pouvaient donc être copiés par d’autres carnavaliers, sous peine d’être mal vus, ou rejetés.
C’était un principe de la plus haute importance, que chacun respectait à la lettre. On ne plaisante pas avec les traditions !

– « Et pourquoi il y a tant de parapluies partout ? C’est à cause de la pluie ? »

Luc avait ri.

– « Oui et non. En fait, ces parapluies s’appellent des « berguenaeres ». Au départ, les habitants de la ville de Bergue s’amusaient à imiter les nombreux spectateurs qui ne participaient pas au carnaval, mais restaient sur les trottoirs ou au bord des routes pour assister au défilé.
Souvent, ces spectateurs venaient des campagnes environnantes et restaient là, sans trop oser se mélanger avec les autres, regroupés à plusieurs sous leurs parapluies afin d’éviter de se faire tremper par la pluie. Car au mois de février, il pleut souvent par ici ; comme tu l’as déjà remarqué », précisa Luc, doublant son trait d’humour d’un clin d’oeil complice.
- « Aujourd’hui, grâce à ces petits parapluies que tu vois partout, tenus bien haut au-dessus de la foule, les différentes bandes peuvent se repérer entre-elles et évitent de se perdre les unes les autres ».

Zia avait spontanément lâché un « c’est la folie », applaudissant à tout rompre les « carnavaleux » et leurs nombreux orchestres, chantant et rejouant en boucle « l’Hommage au Cô » et la « Cantate à Jean Bart », incontournables pour tout habitant de la région en cette période festive.

– « Comme tu dis ma fille », avait joyeusement commenté son père. « Ici, à Dunkerque, il existait justement une fête qui avait lieu en juin, le jour de la Saint Jean, et qui s’appelait « les Folies ». C’était il y a longtemps. Elle a disparu à présent. Et comme maintenant, les participants faisaient alors partie de bandes, formaient des lignes, allaient dans les bars, chantaient, dansaient, et entraient avec leurs « fifres » * dans les maisons des habitants de leur ville pour faire « chapelle », c’est-à-dire pour chanter, boire, manger et danser. Les repas et les boissons leur étaient offerts par ceux chez qui ils pénétraient pour faire la fête. Et cette tradition est restée. Elle est devenue sacrée ; surtout ici, à Dunkerque ».

Zia tentait d’enregistrer l’ensemble des détails liés à cette ancienne tradition, manifestement essentielle pour tous les habitants du Nord. Elle avait toutefois noté un point, dont elle ne comprenait pas l’importance.

– « Pourquoi est-ce que tout le monde se met en ligne ? C’est obligatoire ? »

Luc avait accueilli cette nouvelle question par un rire franc et spontané. Amusé par la remarque de sa fille, il avait tenu à l’éclairer sur les origines des « lignes ».

– « Tu vois, la base d’une bande, c’est la « ligne ». Lorsqu’une bande défile dans les rues, cela correspond à un groupe de carnavaliers qui forment une longue ligne pour prendre toute la largeur de la route. Lorsque les bandes font le « rigodon » *, ou lorsqu’elles rejoignent les bals, elles tournent en rond autour d’un kiosque, placé au centre d’une place, ou d’une salle des fêtes. Et alors, ils doivent essayer d’éviter les obstacles, à l’autre-bout de la ligne, comme les arbres, la scène sur laquelle jouent les orchestres, ou encore les spectateurs. Cela devient un vrai bazar. C’est pour cela que par ici, on appelle ça le « chahut ». Les personnes participant au carnaval sont secoués ou secouent les autres, dans tous les sens. Mais pour que tout le monde soit en sécurité, et pour éviter à certains d’être écrasés, les lignes doivent toujours s’étendre sur la plus grande largeur possible, et tous se tiennent par les coudes, même s’ils ne connaîssent pas leur voisin de gauche, ou de droite. Tout cela forme un grand ensemble. C’est très drôle, et chaleureux. Toute la population s’unit en une seule et grande fête. C’est très fort. Aucun habitant de Dunkerque ni des environs ne manquerait ça ; pour rien au monde. »

Zia n’en revenait pas. Cet immense carnaval était le plus beau cadeau qu’elle ait jamais eu. Depuis sa prime enfance, les grands moments n’étaient pas légion. Les épreuves s’invitaient dans son quotidien plus souvent qu’à leur tour, particulièrement depuis la mort d’Annie.
Fort heureusement, Martine, Jean et Linda avaient brisé le mauvais sort, s’interposant dans le triste déroulement de son existence. Ils avaient joué un rôle prépondérant, équilibrant et réparateur ; injectant la chance et l’aubaine à la jeune patiente en mal de remèdes qu’elle était alors.
Luc y avait également gagné une nouvelle place, plus probante. Il remplissait mieux son rôle, depuis qu’Agathe et la protection des familles veillaient à le seconder dans sa tâche. Son travail évoluait, s’avérant enfin moins prégnant. Son niveau de vie s’améliorait progressivement, ce qui contribuait à améliorer le confort de Zia, lorsqu’elle venait de temps à autre passer le week-end ou les vacances chez son père.
Mais les paramètres venaient de changer, bouleversant tout. Les donnes étaient différentes, désormais. Les cartes venaient d’être rebattues.
Subitement, les habitudes perdaient leur pilote automatique. La solution ne viendrait pas du providentiel. Elle dépendait essentiellement de la reprise en main du gouvernail. Chacun se devait de redevenir son propre capitaine, tout en veillant au bon fonctionnement du bâtiment. Sans quoi la sécurité de l’équipage ne pouvait être assurée.

L’avenir venait d’être soudainement stoppé dans sa course. Le monde reprenait brusquement taille humaine, ramenant ses frontières au seuil de chaque foyer. Les cercles relationnels, intimes et familiaux se retrouvaient mis à mal. Devant l’impératif d’un confinement à venir, ils se voyaient réduits, fragilisés, distendus. À l’heure d’aujourd’hui, les parenthèses d’insouciance n’étaient plus de mise. La vigilance devait s’accrocher à l’âme comme l’anse au panier. Elle redevenait indissociable d’une survie dont chacun dépendait, dorénavant.
Cette nouvelle réalité apparaissait encore totalement invraisemblable à Zia. Tel était le cas pour toutes celles et ceux avec qui elle avait pu dernièrement échanger. Depuis que son regard avait croisé celui de Sandrine, la confusion s’était emparée d’elle. Elle ne pourrait jamais oublier cette date du 19 février.
Face aux événements survenus aussi précipitamment qu’une vague tsunamique, il n’existait aucune sorte de recul permettant une organisation efficace contre la pandémie. On ne pare pas à l’inconnu, ni à l’imprévisible.
Pour espérer gagner, il faut connaître son ennemi ; ou pouvoir compter sur la chance. Mais tel n’était pas le cas. Cela risquerait de prendre trop de temps ; et il n’en avaient plus.
La secousse était sans précédent. Le pire séisme survenu depuis l’épidémie de grippe espagnole. Emile lui en avait fait le terrible récit.

Et aujourd’hui, en ce premier jour de carnaval, des dizaines de milliers personnes allaient se rassembler, se croiser, se toucher, échanger, sans se douter du danger imminent qui risquait de les atteindre.
Dans cette marée humaine, combien avaient conscience de la gravité de la situation ? Le jeu médiatique et électoral contribuait à cultiver les avis contradictoires, à minimiser certaines réalités tout en soufflant sur les braises afin que d’autres soient mises en exergue.
Face à ce paysage controversé, le déni ou l’incrédulité demeuraient les réponses les plus fréquentes. Concevoir un quelconque mode opératoire devenait impossible. Parer au plus pressé revenait à conquérir l’Olympe.

Zia demeurait d’autant plus inquiète qu’elle n’avait pas réussi à joindre son père depuis plusieurs jours. Était-il informé des dernières nouvelles ? En avait-il évalué l’urgence et la portée ? Saurait-il croiser les informations pour en tirer les seules conclusions possibles, y-compris les plus alarmantes ? Serait-il à même de prendre ses dispositions pour demeurer sauf, et revenir vers elle ?

- « Zia ? Tu es là ? »

La voix de Martine résonne dans les escaliers, interrompant le cours des pensées de la jeune femme.

– « Oui, je suis là-haut », confirme-t-elle en se retournant vers la porte de sa chambre.

La poignée grince, comme à l’accoutumée. Zia s’est habituée à ce frémissement métallique, devenu rassurant avec les années. Un de ces légers dysfonctionnements qui, dans un quotidien insouciant, peuvent lier le pénible à l’usure. Mais aujourd’hui ce bruit familier fait figure de repère, et permet à l’âme de s’enraciner.

Le visage de Martine apparaît dans l’embrasure.

– « Qu’est-ce-que tu fais ma puce ; tu rêves ? », demande-t-elle en pénétrant dans la pièce.

Son sourire généreux et sans jugement contribue à lui seul à la guérison. Quelle que soit la souffrance, il reste porteur du remède.

– « Oui, un peu… », confirme Zia.

Son sourire à peine esquissé en dit long sur la force de son inquiétude. Elle se lève du fauteuil suspendu dans lequel elle avait trouvé refuge, quelques minutes plus tôt. Alors qu’elle s’avance vers Martine, son regard s’arrête sur le téléphone que sa tutrice lui tend.

– « C’est ton papa. Il souhaite te parler, mais il n’a rien voulu me dire à moi », ironise-t-elle gentiment. « Il dit que c’est une surprise ».

Les sourcils de Zia se froncent instantanément. Une onde instinctive la traverse tout entière, la mettant en alerte. Elle pose son oreille sur l’écouteur. Un brouhaha confus mêlé de cris altère le son de la voix paternelle.

– « Allô ? Quoi ? Répète, je n’entends pas ce que tu dis papa », demande-t-elle, concentrée sur le peu de mots qui lui parviennent.

– « Tu m’entends mieux là, ma chérie ?

– Un tout petit peu mieux, oui.

– J’ai essayé de te joindre sur ton portable, mais ça ne répond pas.

– Oui, il est totalement à plat. Il va falloir que j’en trouve un autre. Même quand je le mets en charge, la batterie ne fonctionne plus. Mais j’ai essayé de te joindre, toi aussi. Et je n’y suis pas arrivée ; ça sonnait tout le temps dans le vide et je tombais à chaque fois sur un message pré-enregistré ; il n’y avait plus le tien ».

Un rire résonne à l’autre bout du combiné.

– « C’est justement pour ça que je t’appelle. J’ai changé de téléphone. Tu as de quoi noter sous la main ? Je vais te donner mon nouveau numéro.

– Attends », le stoppe momentanément Zia. « Je vais prendre une feuille et un crayon ».

Tout en cherchant fébrilement de quoi écrire, elle reprend :

– « Je t’entends vraiment mal. C’est quoi tout ce bruit autour de toi ? Tu es où là ? »

Martine observe la scène avec attention. Depuis le pas de la porte, elle perçoit la tension dans l’attitude de sa jeune pupille.

– « Mais où crois-tu que je sois ma fille ? Aurais-tu oublié notre rendez-vous annuel ? Moi qui te croyais encore sur Dunkerque, au milieu de tes « anciens ». Pourquoi es-tu repartie chez Martine et Jean ? Je pensais que tu allais me rejoindre au Cactus, comme d’habitude.»

Zia se fige.

– « Attends, je vais me rapprocher… », lui précise Luc. « Ça y est, tu entends la musique, là ? »

La jeune femme vient de comprendre. Son regard affolé croise celui de sa tutrice.

Le carnaval… Mon père est en plein carnaval !


 

* Citation de André Pieyre de Mandiargues, écrivain surréaliste français (1909 – 1991) - Extrait de : « La Marge » (1967)

* La Foye : fête née au XVIIème siècle dans le Nord, organisée par les armateurs qui offraient un repas aux marins-pêcheurs avant qu’ils gagnent l’Islande en bâteau, pour six mois de pêche au Hareng.

* Courghain : quartier des pêcheurs, en Flandre.

* Visschersbende : « bande des pêcheurs », en flamand ; ou « Fisherbande » (prononcer vecherband).

* Bande : rassemblement de personnes déguisées défilant dans les rues d’une ville ou d’un quartier. Elle est composée du tambour-major, de la clique (la musique) et des carnavaleux.

* Rigodon : danse française à la mode aux XVIIe et XVIIIe siècles. Air vif sur lequel on la dansait.

* Fifres : musiciens, orchestres. Leur musique aiguë et vive est caractéristique du Carnaval Dunkerquois. Ce sont eux qui, à l’origine, avec les tambours emmenaient les « masques » de la bande des pêcheurs dans leur sillage. Ces fifres continuent à jouer les rengaines des origines.