« Il n’est point de secrets que le temps ne révèle » *
20 février 2020 – Rue Ferrer - Hondschoote, Hauts-de-France
– « C’est pas possible… Ben bon sang, si je m’attendais… », ne cessait de répéter Emile, encore sous le choc.
Martine et Jean veillaient à lui porter toute l’attention nécessaire, accompagnant leur démarche prodigue de cidre et de parts de tarte au libouli *. Le grand âge d’Emile nécessitant un ménagement tout particulier, chacun espérait ainsi endiguer toute sensibilité excessive, et prévenir une éventuelle syncope.
Zia ne le quittait pas des yeux. Assise près de lui, une main réconfortante posée sur son bras, la jeune fille le soutenait en silence. Elle connaissait tout le déroulé de l’histoire, plus spécifiquement la part d’ombre omise par Emile lors de ses confidences. Des tranches de vie communes, soudain mises en lumière.
Martine était bien la fille de Denise Goudier, les photographies étalées depuis la veille sur la table du salon en attestaient. Les papiers officiels aussi, que le vieil homme avait parcouru, non sans émotion.
Pour la première fois, Emile avait pu poser les yeux sur la photographie de mariage de sa sœur. Un jour faste auquel il n’aurait alors participé pour rien au monde. Le vieil homme se perdit quelques minutes dans la contemplation de la jeune mariée. Otto se tenait à son côté, droit comme un i. Vêtu d’un complet noir taillé sur mesure, offrant ses mèches blondes et son sourire satisfait à l’objectif du photographe, le jeune époux arborait les couleurs du bonheur.
– « C’était ainsi, dans le temps. Après la guerre, personne n’avait envie d’avoir un « bosch » pour beau-frère ! », s’était expliqué Emile en se tamponnant les yeux.
Penchée au-dessus de lui, Martine avait doucement tapoté l’épaule de son vieil oncle par-dessus le dossier du canapé. Le cliché cartonné, un peu passé, se faisait le témoin d’une époque jaunie par les années. Une date apparaissait au dos, griffonnée à la plume : 21 avril 1962. Le jour heureux d’une union à laquelle Emile n’avait pas assisté. Les nuances de l’encre viraient à présent au violet, comme sur les vieux cahiers d’écoliers. Le temps n’épargne rien, pas même les traces qu’on tente de lui opposer pour perdurer.
Martine avait profondément souffert de la division familiale. Il n’existait rien de pire que de méconnaître son propre sang, et n’avoir pour toute réponse que le refus obstiné d’une mère dévorée par le ressentiment. La moindre question lui apparaissait insupportable. Elle s’enferrait dans le déni, devenu son seul bouclier. Mais le berceau familial la rattrapait toujours, sa fille redoublant de demandes jusqu’à obtention d’éléments éclairants.
Les désaccords et les fâcheries n’avaient eu pour conséquence que d’attiser le chagrin, le rendant omniprésent. Le poids des années n’arrangeait rien. Plus les saisons passaient, plus le manque se faisait prégnant. Son mordant n’avait d’égal que le vide laissé par les absents.
Jean se tenait debout, suffisamment en retrait pour laisser libre cours aux retrouvailles.
– « La famille est affaire de femmes », s’amusait-il toujours à dire, conscient du liant dispensé quotidiennement par la gente féminine. La magie de la catharsis opérait dès lors que son épouse veillait à la cohésion du « clan » ; et dans un groupe, quoi de plus complexe que le maintien de l’harmonie.
Emile fouilla dans la poche de son vieux gilet et en sorti une enveloppe cornée, pliée en deux. Souillée de multiples taches, elle témoignait d’années passées à être manipulée. Ce rectangle de papier ne quittait apparemment jamais son propriétaire.
Le vieil homme le déplia, l’ouvrit, et s’appliqua à en extraire trois minces feuillets. Le regard attentif, il les tendit à Martine. Elle en parcouru rapidement le contenu, avant de les lui rendre. Elle connaissait encore par coeur les mots qu’elle y avait inscrit, des années plus tôt.
Mille fois, elle avait tourné et retourné le courrier dans sa main, avant de se décider à l’ouvrir. Emile Adler… ; ce nom raisonnait dans sa tête depuis sa plus tendre enfance. Un « tonton » qu’elle désirait rencontrer plus que tout. Mais son incarnation n’était resté qu’un rêve, un souhait, une idée laissée sur le bord du chemin. Son courrier le rendait enfin palpable. Mais que pouvait-il bien inscrire dans les pages de cette lettre, si longtemps attendue ?
Martine fini par céder à l’appel d’un homme qui ne soupçonnait même pas son existence. Fébrilement, elle avait décodé chaque bribe de son écriture fine et régulière, à l’image de celle que l’on apprenait encore aux élèves, avant la guerre.
Cet oncle inconnu annonçait le départ accidentel de son épouse, Henriette, soudainement disparue d’une crise cardiaque. Elle laissait derrière elle un époux démuni, abattu par le basculement inopiné de son existence. Soixante trois années de partage venaient brusquement de se terminer.
La douleur avait ravivé le souvenir d’une sœur, trop longtemps évitée. Emile imaginait sa colère encore vive, son silence en attestait depuis près de soixante sept ans. Allait-elle un jour lui pardonner sa déloyauté ? Il en doutait. Certaines erreurs ne finissent jamais d’être payées. Il se devait pourtant d’essayer encore.
Meurtrie par la concomitance des événements, Martine avait toutefois dû se résoudre à informer son oncle du décès de Denise. Le mauvais rôle que le sort l’obligeait à jouer l’attristait au plus haut point. Comment informer cet homme ployant sous le poids de la douleur que son souhait de renouer ne pourrait jamais être satisfait ? Le passé resterait le passé, et personne n’y pouvait plus rien. La tâche s’avérait difficile et délicate, à l’heure où, de nouveau, l’espoir d’une reprise de contact allait être lourdement déçu.
Des heures durant, elle avait reformulé ses phrases. Aucune n’arrivait à traduire son empathie, ni la souffrance induite par tant de moments perdus, vécus loin les uns des autres. Et puis, comment annoncer à son parent méconnu qu’il était soudain pourvu d’une nièce ?
Tard dans la nuit, le dernier mot fut finalement posé au bas de la troisième page d’un courrier qu’elle persistait à juger trop formel.
La fatigue avait néanmoins tranché pour elle. Epuisée, elle s’était résignée à regagner le lit conjugal après avoir soigneusement mis sa lettre sous pli. Elle y avait inscrit l’adresse d’Emile, retrouvée au dos des nombreuses correspondances laissées sans réponse par Denise.
Quelques semaines après qu’une mauvaise grippe eut emporté sa mère, Martine s’était rendue dans la maison familiale afin d’y commencer le nettoyage et la mise en cartons.
D’ici quelques mois, la maison où Denise était née et où elle-même avait grandit allait être vendue. L’adulte qu’elle était devenue désirait rompre une bonne fois pour toutes avec les heures sombres et les réminiscences d’une jeunesse dont elle ne souhaitait plus entendre parler. Jean l’avait aidée, du mieux qu’il avait pu. Il connaissait assez sa belle-mère pour savoir que le capharnaüm dans lequel elle vivait prendrait des semaines à être trié et vidé.
C’est à ce moment précis que la boite en fer blanc était réapparue, cachée au fond d’un tiroir de commode, dissimulée sous une pile de vieux draps. Elle faisait partie intégrante de ses souvenirs d’enfance. Toujours dans un coin, ou posée sur une étagère. Au cours des années, Denise lui avait attribué de multiples usages, allant de la boite à boutons au réservoir à collants, en passant par le coffret à bijoux.
Martine l’avait ouverte et y avait découvert une liasse de cartes et de lettres, toutes recouvertes de la même écriture fine et régulière, toutes signées du même prénom : Emile. Son sang n’avait fait qu’un tour. La rage au coeur, elle avait réalisé que sa mère s’était privée toute sa vie d’un frère qu’elle n’avait secrètement jamais cessé d’aimer, la privant dans le même temps d’un oncle qu’elle avait toujours désiré rencontrer. Elle ne savait que trop que l’orgueil, la fierté et la rigidité des principes de Denise lui avait souvent fait commettre les pires erreurs. Mais cependant, la pilule demeurait rude à avaler.
Les yeux rivés sur elle, Emile observe Martine quitter la pièce puis revenir quelques secondes plus tard, une boite de métal entre les mains. Sans mot dire, elle la pose face à lui, en ouvre le couvercle et saisit une enveloppe blanche bordée de noir. Lorsqu’elle lui tend, le vieillard la reconnaît instantanément.
– « La lettre que j’ai envoyé après le décès d’Henriette… », confirme-t-il dans un souffle.
Martine confirme par la positive, d’un signe de tête sans équivoque.
– « Tous les courriers que vous aviez fait parvenir à ma mère sont dans cette boite », lui précise-t-elle. « Elle les avait toutes conservées ».
Emile tourne son visage vers la boite métallique, cabossée, inerte, cumulant en son sein nombre de souffrances inscrites à la plume. Il ne sait que faire. L’ouvrir ? Non ; trop de chagrin, et de regrets.
– « Elle ne m’a jamais répondu… », continue-t-il.
– « Oui, je sais… »
– « Mais, enfin…, pourquoi ? », demande le vieil homme en relevant les yeux vers sa nièce nouvellement retrouvée.
– « Vous connaissiez Denise depuis bien plus longtemps que moi, Emile », lui répond-elle.
Rompue à l’exercice de l’affliction, Martine ne saurait prononcer les mots consolateurs que son oncle aurait tant besoin d’entendre. Au fait des blessures infligées par le tempérament maternel, elle ne peut que compatir silencieusement.
– « Rendez-vous compte ; je ne l’aurai pas revue. Avoir une sœur, et passer à côté une vie durant, c’est pas Dieu possible… », conclue-t-il en s’essuyant le bout du nez.
Fermant sa main sur son large mouchoir de tissu, il se perd momentanément dans les débris d’un passé révolu. Du moins le croit-il encore à cet instant précis.
Zia continue de se tenir à son côté ; une main gracile posée sur celle, tâchée, usée, de l’homme qu’elle considère désormais comme son parent.
– « Emile », lui dit-elle doucement. « Vous n’êtes pas seul. Vous nous avez, maintenant. Et puis vous avez aussi René, et vos amis de la MARPA. Et aussi Sandrine, qui veille régulièrement sur vous depuis… »
Elle s’arrête dans sa lancée. Emile a posé son regard sur elle, baigné de larmes.
– « Vous vous souvenez », reprend-elle, « quand vous m’avez parlé de votre jeunesse, l’autre jour, sur la plage de Malo-les-Bains ? »
– « Oui, je m’en rappelle», confirme-t-il entre deux reniflements. « Toi aussi tu m’en as raconté, ce jour là »
Un léger sourire vient subrepticement éclairer son visage meurtri, assombri par la tristesse.
– « Oui, c’est vrai », acquiesce-t-elle en hochant la tête. « Mais je ne vous ai pas tout dit. »
* Citation de Jean Racine - dramaturge et poète français (1639 - 1699)
* Tarte au libouli: dite aussi « tarte au papin ».Tarte à gros bord, emplie d’une belle épaisseur de flan crémeux, sucré et vanillé, à la surface jaune claire, plus ou moins brûlée par endroits.