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Pauline Delabroy-Allard | [C’est un printemps comme un autre]

Publié le 12 mai 2020 par Angèle Paoli

Pauline Delabroy-Allard  |  [C’est un printemps comme un autre]
Ph. © Olivier Garros,
première de couverture deÇa raconte Sarah

[C'EST UN PRINTEMPS COMME UN AUTRE]

C' est un printemps comme un autre, un printemps à rendre mélancolique n'importe qui. Une année s'est écoulée, une année de musique, une année de frissons, une année de soufre. Elle dit qu'elle veut me quitter, que cette vie qu'on mène est trop tumultueuse, que c'est la tempête. Le capitaine quitte le navire. Elle ne sait pas que je pleure dans ma douche chaque matin, que j'ai mal au ventre chaque soir, que je ne dors plus sans somnifères. Elle dit que je suis la femme de sa vie, son seul et unique amour, elle dit qu'elle ne sait pas ce qu'elle doit faire, continuer cette vie rocambolesque ou bien tout oublier, elle dit que notre amour est la chose la plus merveilleuse et la plus terrible qui lui soit arrivée. Elle dit qu'elle ne sait pas choisir, que c'est un problème, dans la vie. Elle décide de mettre la passion à distance, elle dit qu'on peut essayer de ne se voir plus que deux fois par semaine, pour espacer les moments de folie, pour rendre la vie moins saccadée, moins fulgurante.

Elle sait se montrer exquise, elle me fait couler des bains, elle me masse le dos, me prépare à manger des choses délicieuses, m'accompagne à des rendez-vous importants, elle dit que je suis sa liberté, son accalmie, sa petite bouffée d'air. Elle sait se montrer odieuse, elle ne répond plus lorsque je lui envoie des messages, elle parle par monosyllabes, s'arrange pour ne pas être disponible, elle dit que je l'étouffe, qu'il lui faut de l'air, de l'air, de l'air.

Elle se réveille en ayant très faim, elle s'étire comme un félin et demande qu'on prenne un délicieux petit déjeuner. Elle a envie d'aller se promener, ensuite, alors son choix se porte sur Angelina, près des Tuileries. Dans le salon de thé ultrachic, elle est silencieuse, presque éteinte. Il y a comme un trou noir entre nous. Elle mange ses toasts sans un bruit, sans rire tonitruant, sans anecdote à me raconter. Elle sourit à peine quand je fais le clown pour l'amuser. Elle se lève pour aller aux toilettes, sans un mot, sans un regard pour moi. Elle sursaute quand elle sent ma présence dans son dos. Dans le grand miroir doré qui orne les toilettes pour femmes de chez Angelina, au premier étage, avec vue sur le jardin, elle sourit enfin à mon reflet lorsque je la plaque contre le lavabo pour lui faire l'amour en silence, à la sauvette, sa jupe remontée contre l'émail blanc immaculé. Ses soupirs de plaisir ne me rassurent pas.

Pauline Delabroy-Allard, Ça raconte Sarah, I, 69, éditions de Minuit, 2018 ; éditions de Minuit, collection " double ", 2020, pp. 83-84.

Pauline Delabroy-Allard  |  [C’est un printemps comme un autre]


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