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Franck Venaille | San Giovanni, Trieste

Publié le 14 mai 2020 par Angèle Paoli


Franck Venaille   | San Giovanni, Trieste
Egon Schiele, SAN GIOVANNI Portrait de Gerti Schiele (détail), 1909
(extrait deTrieste)

C' est vrai que Trieste n'accepte pas son déclin. C'est vrai qu'elle tente, et désespérément, de devenir différente. Comment la blâmer ? Et c'est peut-être à cet instant que je me suis mis à l'aimer davantage.

Plus tard, sur le môle, regardant le Bressana, le Borino, l' Orion, tous ces bateaux en partance pour les ports grecs et yougoslaves, j'ai songé à la singulière destinée de cette ville. Car c'est ici, justement, sur ce quai, que l'expressionniste viennois Egon Schiele venait régulièrement peindre des barques et des navires. Je l'imagine. Il n'a pas encore vingt ans. Je retrouve en lui la beauté singulière qui fut celle d'Antonin Artaud. Il vient à Trieste depuis longtemps. Il s'est rendu ici pour la première fois, accablé de douleur et de haine par la mort de son père. Pour se venger du mal d'origine vénérienne qui frappe en famille, il refait avec sa sœur le voyage de noces triestin de ses parents. Il a alors seize ans. Gerti Schiele en a douze. Ils s'enferment toute une nuit dans un hôtel de la ville. Plus tard, ils reviendront, et dans une auberge il dessinera sa sœur, nue. Toute sa courte vie il dessinera des jeunes filles nues, ce qui lui vaudra de se retrouver en prison. Là, il écrit qu'il " rêve de Trieste, de la mer, de l'espace largement ouvert. Désir, j'en ai un désir torturant ". Voilà à quoi je pensais en marchant sur le môle.

Je voulais savoir ce qu'était vraiment Trieste. Cette même soirée je me suis interrogé sur cette réaction d'auto-cannibalisme qui poussait cette ville à se dévorer, et beaucoup de ceux qui l'aiment à se détruire. Maintenant il me semblait la tenir dans la main. Je la sentais bouger, souffrir et vivre. Je savais que, de tout temps, elle avait cherché à se comprendre et à se reconnaître. La preuve ? " Plus qu'un courant, c'était un cyclone qui, dans les premières années de l'autre après-guerre, descendit à Vienne pour conquérir l'Italie : je veux parler de la psychanalyse ", se souvient Giorgio Voghera. Weiss y traduit l' Introduction à la psychanalyse. Saba, sortant de ses séances chez ce psychanalyste, est capable d'en parler " des centaines d'heures ". Oui, de tout temps Trieste et ses habitants se sont interrogés sur eux-mêmes et sur les raisons profondes de leurs névroses communes, l'exploration de ce malaise étant particulièrement bénéfique pour Saba dont les deux courtes années de cure changèrent sa vision du monde " comme l'aurait fait une opération de la cataracte ".

Il n'est donc pas étonnant que la transmission de la pensée de Freud (qui séjourna par trois fois dans la ville) se soit faite par ce port. " Vous parlez de la route de la psychanalyse comme de celle de la peste ", me dira Franco Basaglia. J'ai senti qu'il en était ravi. Mais soudainement j'ai froid ! Je m'arrête un instant devant le Canale. Là-bas une barque passe doucement sous le pont et s'en va pour la pêche. Il fait gris sur Trieste. Les mots sauront-il exprimer cette sensation de solitude dans le territoire de l'infini ? [...]

Franck Venaille, " San Giovanni ", Trieste, éditions du Champ Vallon, collection " des vignes " dirigée par Luc Decaunes, 01420 Seyssel, 1985, pp. 51-54.

Franck Venaille   | San Giovanni, Trieste



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