éditions Collodion, 2020.
Texte de préfiguration de Françoise Clédat.
Lecture d’Angèle Paoli
« DES OS ET OS-SÈMES DANS LA BOUCHE »
Ce matin-là, dans ma boite aux lettres, un livre. Un ouvrage de bibliophile, imprimé dans l’Indre sur un vergé 120gr. Couverture typographiée sur pur chiffon d’Écosse 300 gr. Un auteur que j’aime : Julien Bosc. Un titre qui, étrangement, m’évoque l’Ossi di seppia de Montale : Goutte d’os. Une maison d’édition rare : Collodion. Je m’interroge. Ai-je commandé ce livre ? Et, en cette période de clausura, les services de presse en poésie sont plutôt discrets. Au cœur de l’ouvrage, une carte de visite des éditions Collodion. Signée de l’éditrice Claire Poulain. Le livre m’est adressé de la part de la poète et amie Françoise Clédat. Cette découverte m’émeut. Et l’attention me touche. Infiniment. Je savais le lien qui existait entre Françoise Clédat et Julien Bosc. Je savais, qu’outre la poésie et l’écriture poétique, tous deux avaient en partage la Creuse. Françoise Clédat y demeure de longue date. Julien Bosc y avait créé en 2013 sa maison d’édition : « Le Phare du Cousseix ». La première fois que j’ai tenu entre les mains un ouvrage édité par Julien Bosc, c’était en 2017. A ore, Oradour. Un poème de Françoise Clédat. Un poème qui fait aujourd’hui partie d’un plus vaste recueil : Ils s’avancèrent vers les villes.
J’ai sous les yeux Goutte d’os. Un livre posthume qui, par l’entremise de la poésie, réunit une fois encore deux poètes que j’aime. En texte de préfiguration, une lettre posthume que Françoise Clédat adresse à Julien Bosc. Datée de mars 2020, la lettre dit les liens que la poète avait noués avec le poète de Cousseix. Une lettre où elle dit aussi son émotion et son admiration pour l’« humble absolue radicalité » du poème Goutte d’os. Daté au 24 mars 2018 par Julien Bosc. Écrit entre La Flotte-en-Ré et Cousseix.
Langue de mer épurée jusqu’à l’extrême de la dénudation, la langue de Goutte d’os est pour Françoise Clédat comme une « langue d’os ». Dénudée, dépeaussée. Jusqu’au plus dense, mais aussi jusqu’au plus ténu et au plus fragile. Une langue dépurée jusqu’à la « quintessence ». Jusqu’à la « goutte d’os ». Osmose de composants non miscibles, eau/os, par alchimie des mots. Ce que Julien Bosc exprime en creux dans cet ultime recueil, et par « creusement de langue », c’est « un amour et une dévastation » :
« (ah comme on s’aima ma morte) » | « ô le ciel ma morte mon amour ».
Une tragédie a eu lieu qui entraîne (le poète) dans le basculement entre un avant et un après. De l’amour à la mort. La mort a balayé l’amour, corps éperdu-perdu sans espoir de retour :
« les os d’une main dans la main
enlacés :
là se dit tout
se disait
avant
avant la peau les os incinérés ».
L’amour la mort (omniprésente) se conjuguent ici avec la mer, dans les poèmes clairsemés sur la page. La mer, sa voix sa peau ses algues. Ses plantes marines — laîches arméries cinéraires — et son écume, ses oiseaux et son ciel. Sa langue ressac qui revient. Palilalie. Et langue trébuche. Répète. « elle dit elle dit ».
« recoudre
recoudre
mais comment comment les os ? ».
La langue du poète absenté de lui-même, évidé de mots — « langue muette » — se réduit parfois à des répétitions, à des silences. Mots sans buts, desquamés privés de son (sa) destinataire :
« mots pour
sans personne ».
La mer la mort, l’amour et la merlette cou coupé, dépecée elle aussi, « langue morte » « devenue os ». Le monde est réduit à cendres par la mort comme le sont aussi les mots sur la page, réduction des poèmes. Seuls résistent encore et cherchent un espace quelques vers épars. Le poète parle langue blanche, lavée par les vagues, décapée, dépecée, désossée, mots et phrases raturés, mots repris ravalés. Comme écrits par regret ? Langue blanche et pourtant si tendre, vigilante à l’infiniment-petit-touché-par-la-mort, histoire d’une merlette semblable à la femme aimée, langue d’oiseau devenue os dans le bec, mots désossés de même, d’eux-mêmes, larmes réduites à concrétions légères, calcifiées, « goutte d’os » exhumée de la mer. Qui de la merlette ou du corps aimé/noyé — « ange-mort » — draine le chagrin ? L’un comme l’autre desquamé par le reflux des vagues, violence du vent du sang des déchirures. Une même cruauté.
Travail des os dans le corps et résistance de la bouche obstruée bouchée jusqu’à étouffement, travail de la langue retenue, tenue de se taire. Écouter les os. Le travail de la langue se fait sur la page
« où échouer
— si les creux d’un recueil ».
Comme les eaux envahissent, les os se répandent emplissent renversent/inversent en X (chiasme) :
« des os plein les yeux
de la peau plein les os
plein les mains
plein la tête
plein la bouche ».
Le lecteur cherche sous les os un sens qui fasse histoire, corps de la merlette déplumée, corps autopsié de noyée. Que reste-t-il ? Sinon
« la merlette perdue
voix bec dans les plumes :
un coquillage »
sinon
« la gravure d’un visage
d’une pure pleine jeunesse »
« tout un corps
pas plus épais qu’un os
enlacé dans une main
ô mon amour
ô ma mort ».
Perte peine raturées amour/mort, l’un et l’autre, l’un comme l’autre. Le souvenir de ce qui fut refait surface, refait mémoire. Souvenir d’un visage qui se dénoue en « un tas d’os enfants ». Mais aussi « os défaits d’un ange échoué ». Langue inutile privée de vie de sel de mer réduite abasourdie
« mots d’une langue morte
— bée face la mer ».
Mots langue voix de l’autre surviennent en italiques :
« à voix marée basse
une cinéraire
mes derniers mots »
ou encore
« ci-gît lui elle
mort morte
— barre d’écoute reçue en plein visage ».
Et les traits longs forment enclave dans le poème. Des apartés se glissent, questionnements et suppositions du poète. Évidés sur le vide, les mots de l’indicible sont emplis de silence. Semis de sens, os, des sèmes dans la bouche « à ne savoir que dire ».
Reste
« sur la stèle sur la grève :
un bouquet d’os en fleur
toutes blanches ».
Et l’émotion grande, cachée sous l’impossible à dire.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
JULIEN BOSC
Ph. © J-D Moreau
Source
■ Julien Bosc
sur Terres de femmes ▼
→ [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
→ La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
→ [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le lieu)
→ [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d'Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
→ Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d'AP)
→ (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)
■ Voir aussi ▼
→ le site des éditions Collodion
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
→ (sur Terre à ciel) Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque
→ le site des éditions Le phare du cousseix
→ (sur le blog Mediapart Outre l’écran) Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy
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