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Bernadette Engel-Roux | Le nom des choses[Une lecture de Jacques Réda, extrait]

Publié le 17 mai 2020 par Angèle Paoli

LE NOM DES CHOSES
[Une lecture de Jacques Réda, extrait]

C elui qui nomme, et seulement nomme ainsi animaux, arbres, pierres, sans jamais exciter les cavales de la langue, dit une amitié et pratique l'éloge. Nommer les choses par leur nom, au lieu de les convertir, par la métaphore, en bouquets de paroles, est aussi un choix d'humilité et de justesse, une sorte de probité du langage poétique. Il n'y a qu'un mot qui puisse rappeler la lune. " Ce mot est le mot lune ", dit Borges. Jean Grosjean dit aussi calmement les chanvrines du ru ou les hémérocalles du jardin. C'est par la nomination que le poète a quelque chance de participer infimement au sacre du monde. Nommer les arbres, les herbes, les bêtes et les pierres, et les cours d'eau et les pays, ce n'est pas faire œuvre d'érudit, mais tenter une approche, énoncer son vœu d'inclusion au cœur du faste naturel, dire les bruits du monde, le sang des choses, et sa joie. Brûler dans les mots le petit bois de sa peine. Ou prononcer son vœu d'humilité.

Jacques Réda refuse le cisèlement des symbolistes et la luxuriance lexicale d'un Perse. Il sait qu'il ne dispose pas du vocabulaire nominatif de Robert Marteau, mais il s'accommode fort bien de l'imprécision où le nom manquant peut laisser se balancer les herbes. Il sait, d'immémoriales leçons de choses, le cœur poudreux de la camomille. Il faut, pour écrire cela, avoir touché des yeux la camomille et accepter de confondre, sous le nom de tisane de nos grands-mères, le cœur de cendre dorée de toutes les ombellifères et composées des talus. Longtemps plus tard, sur " l'autre bord ", il dira sans erreur l'œil bleu de la prunelle et le rouge églantier qui fleurissent les rives de sa méditation, sans plus de façons qu'il avouera, devant le bitume parisien crevé par le printemps qu'y

Poussent de fortes herbes, mais je ne sais pas leur nom.

Aussi les abandonne-t-il aux jardiniers municipaux. Il y a d'ailleurs une mauvaise herbe à laquelle les manuels de botaniques de l'an 2000 devraient donner le nom de celui qui la répertorie amoureusement et l'immortalise en poésie, celle que nous connaîtrons tous toujours et partout : la rude herbe aristocratique et pâle des talus, qui frange ses marginalia et rougit l'un de ses titres ! Quand Réda le peut, il nomme les éléments de la grande Phusis vivante, avec une délectation d'autant plus malicieuse qu'il sait sa liste botanique un peu courte. Il ne fait pas non plus semblant de ne pas savoir. Il prend au lexique ce qu'il y a, satisfaisant juste sa faim poétique du jour. Et la nôtre. Acacias, gleditschias et autres espèces parentes ou ressemblantes (on s'y perd), confesse-t-il dans Châteaux des courants d'air.

Bernadette Engel-Roux, " Mirabilia ", Rivage des Gètes, Une lecture de Jacques Réda, Babel Éditeur, Mazamet, 1999, pp. 79-80.
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NOTE : les mots en italiques sont des citations de Jacques Réda.

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