CÉCILE GUIVARCH : MOTS ET MÉMOIRE EN DOUBLE
U ne dimension frappe dans l'écriture de Cécile Guivarch : c'est cette langue double, français et espagnol, qui fait irruption au fil des pages de ses recueils, de leurs titres et des exergues. Cet agencement verbal fluide se fait naturellement, rien d'étonnant à cela. Entre une mère espagnole et un père français, Cécile Guivarch a, dès l'enfance, été habituée à vivre entre deux langues, à retrouver " l'autre " pays lors des grandes vacances. Au fondement de sa sensibilité, cette curiosité pour un vécu langagier déroutant, hésitant - les maladresses de prononciation sont bien là -, et stimulant tout à la fois :
" Je ne sais pas vraiment rouler les R. Je mets les accents aux mauvais endroits [...] Ma langue n'est pas celle de ma mère. Ma langue n'est pas maternelle. Ma langue est paternelle ".
Expérience fortement ancrée d'un écart, aussi bien langagier que spatial, entre deux cultures, entre deux lieux, qui va ouvrir en elle un imaginaire fécond pour la rêverie et la poésie. Les recueils Un petit peu d'herbe et des bruits d'amour, Sans Abuelo Petite, S'il existe des fleurs sont traversés par cette dualité de lieux où la conscience trouve éveil. Jusqu'à créer un sentiment d'étrangeté chez la " petite fille aux questions "...
C'est la scène réitérée de l'enfant auprès de sa mère qui est le moment premier de cet envol sensible :
" Chaque fois que ma mère parle au petit-déjeuner je suis en Espagne. Ma mère parle toujours de là-bas. Et quand elle est là-bas elle parle d'ici en disant là-bas ".
S'y rajoute la fierté d'avoir une mère que les copains de l'école appellent l' Espagnole. L'enfant s'amuse même des défauts de prononciation de sa mère qui déforme les mots coulotte ou guedasses.
Avec les cousins retrouvés aux vacances qui parlent galicien, elle ressent la barrière de la langue. Certes, passées les Pyrénées, la " frontière invisible " est bien là mais, des deux " côtés " de celle-ci, Cécile Guivarch éprouve le même éveil des sens et de la beauté qui va miroiter en elle. Et la certitude d'appartenir à une même lignée. Magnifiquement illustrée dans la scène imaginée avec l'aïeule dans Renée en elle. Celle-ci, morte en 1817, lui parle en breton, l'obstacle entre elles semble total. Et pourtant :
" Il lui faut aussi apprendre ma langue que nous puissions nous comprendre. Cela me demande aussi un grand effort de déchiffrer ses phrases ".
Étonnant rapport d'amour entre des êtres qui ont vécu à deux siècles de distance qui vont finir par se parler, par retrouver les mots empêchés, enfouis dans l'histoire familiale. Ceux de " la langue venue des ancêtres ". Si cette altérité est chez Cécile Guivarch le rapport premier au monde, elle n'est pas vécue sur un mode déchirant. C'est pour la poète un déclencheur : ce qui nourrit une vraie passion de l'autre, de sa langue, de ses douleurs, de son destin.
La complicité à l'œuvre en imagination entre une petite-fille toute à l'écoute et son aïeule se rejoue pareillement avec le grand-père qu'elle n'a jamais connu non plus et qui a quitté l'Espagne pour Cuba dans des circonstances troubles. Un secret de famille. La formule qui interdit à l'enfant l'échange imaginaire avec lui est une trouvaille grammaticale qui bouscule superbement les pronoms :
" On me dit de te taire.
Comment puis-je te faire cesser de me parler [...]
Tu me coulais dans le corps avant même ma naissance ".
Cette forme quasi magique de l'in-corporation d'êtres fantômes dans le moi, le lecteur l'entend dans le texte. Jusque dans la coulée en abyme de bribes de littérature : " Connais-tu les grands cimetières sous la lune ? ". C'est le pouvoir du langage poétique de faire revenir les morts, les oubliés emportés dans les drames de la vie et de l'Histoire.
Spontanément, dans la soudaineté de l'instant, semble fuser la langue de l'origine, celle transmise par la mère, par la grand-mère, la langue espagnole :
" Se muere quien quiere libertad ".
Phénomène de surgissement de l'" autre langue " : comme si celle-ci débordait, se déployait sur la page en français, à peine recadrée par une note de traduction en bas de page - " Se meurt celui qui veut la liberté ".
Déclinaison de la mémoire perdue
Cette expérience de l'altérité langagière est intimement liée à la quête de la mémoire chez Cécile Guivarch. Mémoire meurtrie, enfouie dans l'usage familial où l'on ne parlait ni de l'aïeule devenue folle de désespoir ni du grand-père ayant quitté la jeune mère enceinte. Ce legs de silence, Cécile Guivarch s'en saisit. Elle travaille les données arides des archives du Finistère pour les métamorphoser en matériau poétique. Reconstitue le chemin de souffrances de Renée, sur fond de misère et de sang, de perte des enfants à la naissance. Tant est forte la certitude qu'un accord profond la lie à l'aïeule. Authentique revenance.
Quant à la mémoire douloureuse de son héritage espagnol, il a, pour la poète, un nom précis : " les disparus ". Ce mot désignant les victimes de disparitions forcées dans la guerre civile et peut-être plus intimement ses disparus. Il revient en leitmotiv de recueil en recueil, rappel du destin tragique des personnes réprimées sous le franquisme. Il accompagne le lamento des mères dont les fils ont été fusillés :
" Ce seront toujours des enfants,
toujours, même avec
trente balles dans le corps ".
Dans la tête de Cécile Guivarch, trop jeune pour avoir connu la Guerre civile, des flashs, quasi surréalistes, font surgir des images d'hommes en armes :
" Ils ont aux pieds
les restes de la guerre ".
Histoire encore à vif transmise par chaque génération. Les images de réfugiés, de la Retirada, de familles forcées à passer la frontière, avec pour seul bien quelques valises, ont la simplicité et la beauté des photographies de Gerda Taro, longtemps oubliée de l'histoire elle aussi. En noir et blanc passent des enfants dans les villages, des hommes et des femmes travaillant aux champs. Comme si, en mettant ses pas dans ceux de cet abuelo et de ces parents espagnols, Cécile Guivarch vivait ces moments où elle n'était pas née en même temps que la saveur douce des vacances là-bas. Le regard qu'elle porte sur ces gens est magnifique, plein de tendresse, de tendresse triste. Mais toujours cette douleur est tenue à distance. La mort est très présente. Pas question de s'y laisser enfermer. Et puis il y a ces jeux d'ombres et de lumière qu'elle fait naître des souvenirs de vacances, pleins de saveurs sensorielles, arbres, sourires, jeux de plage :
" Mon abuela joue aux cartes espagnoles avec moi. Ma grand-mère n'aime pas perdre ".
Si, dans sa double langue, la poète se sent chez elle, heureuse, à l'opposé le lien à la mémoire se colore des teintes sombres de l'absence et de la perte. Cécile Guivarch est celle qui a une dette envers ses morts. Le poème prend la forme d'un appel intérieur à ressusciter l'histoire de tous ceux qui lui tiennent à cœur :
" Je ressasse sans cesse l'histoire
qu'on avait crue enfouie
elle remonte et déborde "
Il est le lieu où l'identité double se réconcilie. Comme le précise la dédicace du recueil Un petit peu d'herbe et de bruits d'amour : " à ma mère/ à la grande famille de ma mère/à l'Espagne, là-bas ". L'appartenance fière aussi à la grande famille espagnole des artistes réprimés sous le franquisme, comme le montre la citation finale de Federico García Lorca qui clôt ce recueil.
Cet élan donne à Cécile Guivarch sa sensibilité plus vaste aux " guerres de partout dans le monde / Au quotidien sang, armes, exil. "
Dans cet entre-deux, c'est le poème qui, en des mots simples, assure une sorte d'ancrage révélateur de tous les possibles. Le superbe final du recueil S'il existe des fleurs est hautement symbolique :
" au milieu de nulle part
deux enfants l'un près de l'autre
conservent sous leurs ongles
les graines de la terre ".
Vision de deux, unifiée, harmonieuse, surgie de la lyrique même du poème.
Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
CÉCILE GUIVARCH
Ph. : Michel Durigneux
Source
■ Cécile Guivarch
sur Terres de femmes ▼
→ Sans Abuelo Petite (lecture d'Isabelle Lévesque)
→[Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
→[J'ai marché sur les morts]
→Renée, en elle (lecture d'AP)
→[des hommes tressaillent](extrait de S'il existe des fleurs)
→Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
→ (dans l'anthologie Terres de femmes)[ma grand-mère avait beaucoup de clés]
■ Voir aussi ▼
→ le site terre à ciel | poésie d'aujourd'hui
■ Autres chroniques et lectures (22) de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ Chambre d'enfant gris tristesse
→ La croisière immobile
→ Anne Bihan, Ton ventre est l'océan
→ Jean-Claude Caër, Alaska
→ Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
→ Marie-Josée Christien, Affolement du sang
→ Guénane, Atacama
→ Luce Guilbaud ou la traversée de l'intime
→ Denis Heudré, sèmes semés
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font...
→ Jean-François Mathé, Prendre et perdre
→Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
→ Daniel Morvan, L'Orgue du Sonnenberg
→ Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
→ Jacqueline Saint-Jean ou l'aventure d'être au monde en poésie
→ Dominique Sampiero, Chante-perce
→ Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
→ Ronny Someck, Le Piano ardent
→ Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
→ Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même