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Le Masque de la Mort Rouge

Publié le 27 mai 2020 par Les Alluvions.com

"La chambre aux manteaux, disait Willi, est aussi le lieu où la Mort Rouge finit par attraper le prince rendu fou par les brumes d'une maladie qui commence à le couvrir de la légère asphyxie d'un linceul.

Pendant ses derniers mois d'existence, Willi l'arrêtait pas de parler de la Mort Rouge. La Mort-Rouge par-ci, la Mort Rouge par-là. "Les rêves sont glacés, paralysés dans leurs postures...", récitait Willi en prenant une voix de circonstance pour me raconter l'histoire du château aux sept salons."

Rodrigo Fresán, La Vitesse des choses, Passage du nord-ouest, 2008, p. 116.

Le 10 avril dernier, au vingt-sixième jour du confinement, je lus l'article de Juan Asensio, sur son site Stalker, consacré au Masque de la Mort Rouge ( The Masque of the Red Death), une courte nouvelle d' Edgar Allan Poe que je découvris à cette occasion. Publiée en 1842 et traduite par Baudelaire en 1845, " elle représente, selon Asensio, une espèce de singularité nue, soit un objet littéraire pour le moins fascinante puisqu'il s'agirait, comme c'est le cas de ce que l'on appelait jadis un astre occlus, d'une entité exotique qui serait débarrassé de l'horizon des événements censé nous le cacher."Un extrait qu'il cita me permit d'épingler au passage un nouveau vertige. Mais l'essentiel est ailleurs bien sûr. Il faut reprendre le fil de la méditation stalkérienne :

"Comme tous les textes à valeur iconique, Le masque de la Mort Rouge vaut pour tous les temps et tous les pays mais, singulièrement, pour le nôtre et, plus précisément encore, pour la situation que nous vivons à la date à laquelle j'écris, le 10 avril 2020. Je crois en effet que l'une des meilleures façons de lire cette très sombre nouvelle, à vrai dire tellement sombre qu'elle n'offre nulle possibilité de salut et aucune échappatoire d'aucune sorte, vu que la situation qu'elle décrit est non seulementsingulière mais rigoureusement impossible puisque, en toute logique, le narrateur lui-même aurait dû être emporté par la pandémie qui n'est qu'une figure de la dissolution, de l'empire des Ténèbres et de la Ruine qui "établirent sur toutes choses leur empire illimité", l'une des meilleures façons de la lire disais-je est donc de faire remarquer que le mal ne vient pas de l'extérieur de l'abbaye fortifiée dans laquelle le prince Prospero s'enferme avec "un millier d'amis vigoureux et allègres de cœur, choisis parmi les chevaliers et les dames de sa cour", mais qu'il est bel et biendéjà présent parmi les convives se croyant à l'abri de la dévastation, de la peste laquelle, comme un lion, cherche qui dévorer et dévore tout et, même, dissout tout."

Relisant cette dernière phrase, je suis frappé par sa similarité avec la phrase d'ouverture du chapitre X du Hussard sur le toit, de Jean Giono, que je parcours ces dernières semaines, phrase que j'ai lue hier seulement, ce pourquoi elle bondit encore fraîche dans ma mémoire. La voici : " Maintenant, le choléra marchait comme un lion à travers villes et bois."

Le Masque de la Mort Rouge

Cet écho succède à un autre, qui résonna à mes oreilles quatre jours plus tard, à la lecture de l'effrayant opus fresanien, La Vitesse des choses, dans l'extrait mis ici en exergue. Poe n'y est jamais cité et je ne suis donc pas certain que j'aurais saisi la référence si je n'avais rencontré l'article d'Asensio auparavant. Mais c'est ainsi que passe le train des résonances : un texte jamais lu s'impose à vous par deux fois en une semaine.

La Mort Rouge prend place dans la nouvelle de Fresán qui se nomme "Signaux captés au coeur d'une fête". Fête qui se trouve au coeur de la nouvelle de Poe, le mot étant même donné en français dans la phrase suivante : " He had directed, in great part, the moveable embellishments of the seven chambers, upon occasion of this great fete; and it was his own guiding taste which had given character to the masqueraders."* Fête dont le sens ne cesse d'être interrogé tout au long de la nouvelle de Fresán, si bien que j'avais relevé cette affirmation quelques pages avant l'émergence de la Mort Rouge :

"Les fêtes - sans doute est-ce là leur véritable utilité, leur miracle intime - mettent en valeur le fleuve souterrain qui coule, obscur et muet, sous la duperie de la surface et l'illusion optique de l'horizon." (p. 103)

Et j'avais écrit au crayon, dans la marge, Virilio. J'étais alors en pleine lecture de L'horizon négatif, un essai du philosophe, datant de 1984, prêté par Nunki Bartt, et dont j'avais recopié le 13 avril la phrase suivante : " Surfaces adverses, miroir des conquérants, les étendues désertiques ont attiré des générations de prospecteurs, chercheurs de vestiges, de richesses enfouies ; derniers du genre, les coureurs chercheurs de vertige, de vitesse ultime." Phrase qui, bien évidemment, avait été inscrite à l'inventaire des vertiges.** Et il n'est pas jusqu'à l' horizon qui n'apparaisse sur la même page 201, reprenant le titre même de l'essai :

"On pouvait s'étonner au cours des années trente, de voir un pilote du Royal Flying Corps, Malcolm Campbell, abandonner l'aventure aérienne pour s'enrôler dans la course aux records terrestres et n'utiliser l'avion que pour survoler les continents européen et africain, à la recherche de zones dromogènes propices à la précipitation, plateaux désertiques, cimetières minéraux, où les tentatives de vitesse ne seraient plus dépendantes du vent et des marées, comme celles précédemment effectuées sur les sables durcis de Pendine ou de Ninety Miles Beach... de même, on pourrait aujourd'hui s'interroger sur l'attrait renouvelé de l'horizon négatif."

Blue Bird, l'oiseau bleu... Me revient en mémoire cet éclat bleu métallique alors que, ce même jour, muni d'une attestation dérogatoire de déplacement, je passai le pont de Déols pour rejoindre Nunki Bartt. Le temps de tourner la tête, je le vis encore brièvement, l'oiseau magiquement apparu qui, d'un battement d'ailes, se fondit dans les frondaisons des arbres qui bordaient la rivière. Martin-pêcheur, pensai-je aussitôt, et je ne peux m'empêcher aujourd'hui, à l'instant où j'écris, de rouvrir le beau roman de B ernard Chambaz, Dernières nouvelles du martin-pêcheur*** (Flammarion, 2014), où au chapitre 1, daté 11 juillet 2011, et à la page 11 très précisément, on peut lire :

" Soudain, il apparaît entre les pins.

Il vole droit, au ras de l'eau. Son plumage a des reflets ardoise. D'habitude, on reconnaît le martin-pêcheur au bleu soutenu de ses ailes qui ont le brillant de l'émail et le lustre de la soie. [...]

Après cinq minutes du même manège, notre petit martin-pêcheur s'en va.

Un instant, je crois voir le visage de Martin, ses yeux en amande, le dessin de ses sourcils, son sourire. Il m'est déjà arrivé de le revoir, en rêve, mais je sais qu'en ce moment je ne rêve pas. Il m'est aussi arrivé de le revoir en fermant les yeux, mais là c'est différent : il est devant moi, il agite les bras, il sourit, il se pose tout en haut d'une branche du pin qui surplombe le plan d'eau, il va plonger, il sourit, à contre-jour il disparaît.

J'ai beau savoir que je suis sur une terre de mirages et de merveilles avec ses pluviers siffleurs et ses baleines à bosse, je n'en reviens pas.

Anne pose sa main sur mon avant-bras. Sa montre indique 13 h 45. En raison du décalage horaire, c'est exactement l'heure où l'accident a eu lieu, à la 19è heure du jour, il y a 19 ans jour pour jour, sur une route unclassified, quand la voiture a fini sa course contre une haie d'aubépines après deux ou trois tonneaux."

Et cet accident, qui causa la mort de Martin Chambaz, 16 ans, est en écho avec les nombreux accidents qui jalonnèrent la quête de la vitesse record tout au long du XXème siècle, ainsi le propre fils de Malcolm Campbell, Donald, après avoir battu huit records du monde de vitesse sur l'eau et sur terre, trouve la mort le 4 janvier 1967 sur le lac Coniston, aux commandes de son Bluebird K7. Le groupe Marillion en fit une chanson, Out of this world :

Et c'est en revenant de la petite balade baxtérienne, juste avant de repasser le pont de l'Indre, que je photographiai le gingko biloba que Bartt m'avait déjà signalé, avec le monolithe triangulaire du Lion's club en avant-plan, mais sous un angle de vue différent, ce fut le clocher de l'abbaye de Déols qui apparut à l'horizon.

Le Masque de la Mort Rouge


Clocher qui est l'unique vestige de l' abbaye soeur de Cluny, ravagée tout d'abord par les huguenots au cours des guerres de Religion puis sécularisée en 1622 par Henri II de Condé, père du Grand Condé. Engagée dès cette époque, la démolition de l'édifice fut poursuivie jusqu'au milieu 19ème.
Alors, au terme provisoire de ce parcours, comment ne pas voir dans le triangle sommital de ce clocher seul échappé à la ruine la réplique du monolithe lionsclubien (le Christ du tympan de Déols, dont quelques fragments ont été conservés, repose sur un socle porté par deux animaux, un lion et un dragon) ? Et, plus largement, ce vestige comme la résonance de l'abbaye fortifiée du prince Prospero, où se déroule la nouvelle de la Mort Rouge ? Qui finit par ces mots : " Et la vie de l'horloge d'ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les Ténèbres et la Ruine, et la Mort Rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité."

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* "Il avait, à l'occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à la décoration mobilière des sept salons, et c'était son goût personnel qui avait commandé le style des travestissements."

** D'autant plus qu'elle associait le vestige au vertige. Un jeu de mots paronymes sur lequel j'ai glosé dans le petit texte sur les vertiges de la revue Torticolis.

*** Roman qui a déjà fait l'objet d'un article en août 2014.


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