A côté des voyages dans lesquels Anne-Laure de Sallembier est entraînée, elle partage son temps, comme la plupart des ''mondains'' de la Belle Epoque, entre une villégiature sur la côte normande, l'hiver sur les terres familiales de Fléchigné ; et Paris, avenue Victor-Hugo, quand la saison des théâtres commence...
A Paris, à côté des cérémonies officielles, incontournables, qui ont une nécessité politique ou diplomatique; la plupart des sorties se font ''dans le monde''; elles se pratiquent à diverses heures: matinée, déjeuner, thé, goûter, dîner et soirée.
Je note assez régulièrement, en ces années 1910, 1911: le vendredi chez madame de Béhagues, le samedi chez les Finaly et le dimanche chez Mme Bulteau.
Les élites se doivent de fréquenter les meilleurs artistes. Les salons musicaux, sont nombreux, et Jules Massenet et Camille Saint-Saëns sont très demandés... Anne-laure se souvient d'une soirée musicale très brillante chez le Docteur et Mme Léon Bizard en l’honneur de Paul Vidal, l’éminent chef de musique, qui a dirigé lui-même la maîtresse de maison au piano...
La marquise de Ganay - Avec sa sœur la comtesse de Béarn (à gauche)Chacun a à coeur de défendre les valeurs françaises de l'élégance, du raffinement et du bon goût, cela fait partie de '' l'esprit de société''. Une grande soirée se donne avec un mot d'ordre, du genre: "les dames en toilette blanche et argent.".
Le Bal mondain est un grand moment de luxe et de goût... Il est costumé ou en habit. Parmi les plus célèbres, on distingue ceux de Boniface de Castellane et de Robert de Montesquiou. Les chroniqueurs rapportent qu'il peut y avoir jusqu’à deux à trois milles personnes présentes.
Matinée de Juin au BoisComme je l'ai déjà signalé, Anne-Laure de Sallembier est proche du cercle littéraire du ''Mercure de France'', et - lors de ces années insoucieuses d'avant-guerre - rencontre assez souvent des écrivains connus comme Léon Daudet, Henri de Régnier et Marie son épouse, René de Boylesve, Albert Thibaudet, et beaucoup d'autres intellectuels; en particulier chez Jeanne Mühlfeld (1875-1953), veuve de l'ancien secrétaire de la Revue Blanche, qui reçoit chaque jour à l'heure du thé, au 12, rue Galilée à Paris.
Jeanne est handicapée au niveau des hanches et reçoit le plus souvent étendue sur des fourrures; cette particularité, qui ne gâche pas son joli visage, la fait surnommée la belle sirène, ou la belle otarie....
Régnier y soigne ses apparitions : « Il entre et à peine annoncé, il s'arrête sur le pas de la porte, chevalier à la longue figure, le temps qu'on le dévisage, lui et son crâne dégarni, son grand faux col, sa moustache tombante, l’œil à demi-clos derrière son monocle, le temps aussi qu'il toise tout un chacun l'un après l'autre. »
Madame BulteauAnne-Laure retrouve les mêmes personnes au 149 de l’avenue de Wagram, chez Augustine Bulteau (1860-1922) dans un salon peut-être un peu plus eclectique. Augustine vient d'une famille fort aisée de fabricants de tissus imprimés de Roubaix, elle epouse en 1880 le romancier Jules Ricard, divorce en 1896... Elle écrit ( sous les pseudonymes de Jacques Vontade, ou de Foemina ) et peint fort bien... Son salon, au début du siècle s'impose dans Paris, on peut y rencontrer: Léon Daudet, Salomon Reinach, Abel Hermant, Jacques-Emile Blanche, Forain, Marie Régnier, André Chaumeix, Anna de Noailles et sa sœur, le princesse Hélène de Caraman-Chimay, et bien d'autres encore... On dit qu'elle a le don de recevoir les confidences de ses visiteurs qu'elle reçoit indiviudelelemnt dans son atelier, ou son boudoir... On la surnomme '' l'abbesse'' ...
Elle achète avec son amie la comtesse et romancière Isabelle de La Baume-Pluvinel, le palais Dario, à Venise. Elle reçoit Marie et Henri de Régnier dans ce palais que peindra Claude Monet en 1908.
Journaliste au Figaro et au Gaulois, elle laisse de nombreuses chroniques. Elle a écrit une dizaine de romans populaires, sous le pseudonyme de Fœmina dont un essai à succès: "L’Ame des Anglais" paru en 1910.
Augustine Bulteau connaît bien l'Angleterre, qui est sa seconde patrie... Elle entretient longuement Anne-Laure et son compagnon JB, sur ses universités prestigieuses; et leur fournit des contacts essentiels sur les questions qui les intéressent...
Enfin, je remarque dans ma documentation un carton du Comte de Primoli - bien aimé de toute la société parisienne - qui transmet une invitation: « Mme de Béarn me demande si vous seriez disposés l'un et l'autre à venir dîner seuls avec moi chez elle avenue Bosquet vendredi à 8 heures ? Veuillez me répondre Oui pour le ménage »
Ses amis l'appellent de préférence par son nom de jeune-fille : Mme de Béhague...
Henri de Régnier qu'elle a pris sous son égide, se souvient de « ses yeux clairvoyants. J'en connais peu de plus sensibles à la beauté, c'est pourquoi Martine est digne d'habiter un des plus beaux palais de notre ville ».
Hotel-de-Behague
Ambassade-de-Roumanie
Le « palais » de Madame de Béhague, est situé au 123 de la rue St-Dominique, il prend sa forme définitive entre 1895 et 1904, après les remaniements de l'architecte William Destailleurs pour y aménager, outre la salle de bal et la salle à manger, le grand escalier central en marbre polychrome, copie de celui de la Reine à Versailles. Le décor de la Salle du Chevalier, est un chef-d'œuvre de Jean Dampt, aujourd'hui au Musée d'Orsay.
La Salle de Concert, conçue en 1898 par l’architecte Gustave-Adolphe Gerhardt dans le style byzantin, est le plus grand théâtre privé de Paris et bénéficie d’une décoration d’une richesse exceptionnelle. « Un beau lieu dont on ne sait s’il est théâtre ou église », se demandera Robert de Montesquiou.
Martine de Béhague (1869-1939)Martine de Béhague (1870-1939) - héritière, en 1893, d'une colossale fortune liée aux chemins de fer - est la sœur de Berthe de Béhague (future marquise de Ganay). Elle épouse le comte de Béarn, et se séparent bien vite, mais ne divorcent qu'en 1920... Elle voyage beaucoup, en particulier sur son yacht, et devient une réputée collectionneuse de beaux objets, rares et précieux, en particulier extrême-orientaux... Elle achète, dit-on, un objet par jour et ses tableaux et ses œuvres d'art en général sont d'une remarquable qualité.
Elle peut recevoir coiffée d’une perruque verte et étendue sur un sofa recouvert de peaux de bête… Elle reçoit beaucoup et ses visiteurs sont de tous horizons du monde des arts : peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains dont Verlaine… Dans son hôtel, on donne Wagner, Carmen de Bizet, Fauré dirige son Requiem… Martine de Béhague fréquente le festival de Bayreuth depuis 1892.
Egérie de l’écrivain Paul Valéry, elle en fera son bibliothécaire.
Le 25 juin le couple Régnier dîne chez Mme de Béhague, et Régnier évoque longuement la soirée, ému par l'élégance du lieu : « le demi-jour, la beauté du linge, la finesse des objets, les fleurs, le service silencieux des hauts laquais, en ce décor champêtre. La nuit tombée, on apporte les lampes et il y eut des reflets sur les argenteries, les fruits, les vins. ». « Conversation lente et oisive... »
Mme de Béhagues connaît bien Edith Wharton, qu'elle rencontre fréquemment dans la maison d'affaires de Mme Langweil, où l'on découvre des pièces de premier ordre qui arrivent directement de Chine...
Henri de RégnierMartine de Béhagues, présente à Régnier, Edith Wharton et Henry James... Ensuite, Régnier rencontrera régulièrement E. Wharton, et aussi chez elle à partir de 1903.
Nous l'avons déjà vu; l'époque est à la découverte des plaisirs nouveaux du tourisme automobile, notamment en Provence et en Italie.. Le ''club des longues moustaches'' - Henri de Régnier, Edmond Jaloux ou Jean-Louis Vaudoyer, se retrouvent avec plaisir à Venise... Jean-Louis Vaudoyer, est le beau-frère de Daniel Halévy, et le disciple et ami d’Henri de Régnier.
Depuis 1906, J-L Vaudoyer est l'amant de Marie Régnier..