La Peste écarlate sauf les fleurs

Publié le 03 juin 2020 par Les Alluvions.com
La semaine dernière, j'écrivais sur le Masque de la Mort Rouge d'Edgar Allan Poe, lecture cruciale au plein coeur du confinement.
L'après-midi même, je rejoignai un ami près du lavoir des Cordeliers. La douceur de l'air, la beauté des jardins qui s'étagent là au flanc de la butte, n'évoquaient en rien la funeste abbaye du prince Prospero. Nous cheminâmes ensuite jusqu'au vieux quartier Saint-Christophe où il avait ses pénates, et où il eut à coeur de me prêter un court roman d'un certain Nicolas Clément, Sauf les fleurs, prix Emmanuel-Roblès 2014. Si on ne me fourre pas d'autorité dans les mains un pavé de six cents pages, je veux bien croire à la nécessité intime d'un tel prêt : une telle envie de partager est hautement estimable, et si mon intuition me souffle en outre qu'il y aurait là quelque chose comme un signe, je suis capable de plonger séance tenante dans ces pages offertes à mon avidité littéraire.
C'est ce que je fis.
Le soir même, encore tout embrumé de ces lectures, j'évoque La Peste écarlate de Jack London, un texte dystopique publié en 1912, dont je sais qu'il est directement inspiré de la nouvelle de Poe.

Via Barbotages

Mon amie me sort alors comme un diable de sa boîte un exemplaire en Librio de ce roman aussi court que celui de Nicolas Clément. Le lendemain, j'avais dévoré les deux volumes.
Je n'avais pas été déçu, tant les résonances avaient été nombreuses avec la Mort Rouge et l'article qui en rendait compte. 
Sauf les fleurs est contée par une narratrice, Marthe, qui vit dans une ferme avec ses parents et son petit frère Léonce. La famille vit sous le joug d'un père mutique et violent. Un jour, il frappe trop fort et la mère, plongée dans le coma, n'en ressortira pas. La noirceur de l'histoire est contrebalancée par une écriture très poétique (trop peut-être, à mon goût, avec un usage parfois sédatif de la métaphore, mais qu'importe).
(Alors que j'écris, devant la fenêtre ouverte, l'orage monte et les premières gouttes lourdes s'écrasent sur le parvis de l'immeuble)
Mais l'amour est toujours présent, qui n'a jamais cessé entre la mère et ses enfants, et qui se prolonge pour Marthe dans celui que lui porte le jeune Florent :
"Florent m'attire dans un coin reculé du cimetière. J'ai peine à contenir l'épée qui me lacère, d'avoir perdu Maman si tôt, dont je souhaitais follement la fuite. Florent prend mes mains, Je vais partir à Baltimore, Suis-moi. Je ne te promets pas une vie facile, J'ignore si j'arriverai à jouer la joie que tu me donnes ou si mes silences te conviendront, Mais je veux partager quelque chose avec toi. Si nous partons loin d'ici, nous ne sommes pas ingrats, nous ne sommes pas infidèles, Nous construirons, c'est tout. Je veux faire de la musique. Tu veux apprendre le grec. Partons, Marthe. Partons." (p. 51)
Elle a dix-huit ans, et tous les deux partent en effet à Baltimore.
La ferme n'est pas située dans le roman, aucune ville n'est nommée, on ne connaît pas plus le pays où se déroule le récit. Et pourtant voilà une localisation, précise : Baltimore. Entre cent autres grandes villes possibles des Etats-Unis, c'est Baltimore que l'auteur a choisie.
Or, ce choix n'est pas pour moi anodin. Car Baltimore est la ville où Edgar Poe a pu observer la peste en 1831, comme le rapporte René Dubois* : "La peste – aussi appelée Yellow Jack – de même que le choléra firent des ravages surtout à Baltimore où vivaient, à cette époque, Poe et sa famille. L’épidémie de choléra de 1831, particulièrement meurtrière, devait marquer l’imagination de Poe qui en fait état également dans le conte intitulé « Shadow » (...)"
Ce fut aussi à Baltimore que, le 3 octobre 1849, le jour de l'élection pour le Congrès et la Chambre du Maryland, l'ouvrier imprimeur Joseph Walker découvrit Edgar Poe gisant devant un bureau de vote, dans des habits sales et déchirés qui n'étaient pas les siens, serrant dans ses mains une canne en bois de malacca. Il mourut à l'hôpital quatre jours plus tard, le dimanche 7 octobre, à cinq heures du matin. L'hypothèse la plus probable reste qu'il fut victime de l'un de ces gangs d'agents électoraux, "chargés de faire voter les passants, si possible dans plusieurs bureaux, en les enivrant d'alcool frelaté pour les enfermer ensuite jusqu'au retour de leur conscience évaporée." (Georges Walter)

Mais Baltimore, c'est aussi, plus proche de nous, la ville de Ta-Nehisi Coates, l'auteur d'Une colère noire, ce livre cinglant dont je tins une première chronique en octobre 2017. J'en extrais ce passage :
"Au centre du livre, le corps. Le corps noir : "Dehors, les Noirs ne contrôlaient rien, et surtout pas le destin de leur corps - lequel pouvait être réquisitionné par la police, annihilé par la prolifération des armes, violé, battu, emprisonné." Présenté comme une lettre à son fils de quinze ans, l'ouvrage insiste sur la peur, omniprésente, viscérale, qui accompagne la violence, qu'elle vienne des bandes du quartier de Baltimore où Coates passa son enfance, de la police et même des parents :
"Un an après avoir vu le gamin aux petits yeux dégainer son arme, mon père m'a battu parce que j'avais laissé un autre gamin me racketter. Deux ans après, il m'a battu parce que j'avais menacé ma prof de troisième. Si je n'étais pas assez violent, ça pouvait me coûter la vie. Si j'étais trop violent, ça pouvait me coûter la vie. Impossible de s'en sortir. J'étais un garçon capable, intelligent, apprécié, mais extrêmement apeuré. J'avais la vague intuition, sans pouvoir mettre des mots dessus, qu'un enfant marqué à ce point, forcé de vivre dans la peur, était une grand injustice. Quelle était la source de cette peur ? Qu'est-ce qui se cachait derrière l'écran de fumée de la rue et de l'école ?" (p. 49)"
Comment ne pas voir la résonance avec les événements de ces jours qui ont suivi la mort de George Floyd à Minneapolis ? La colère noire a éclaté, s'est répandue dans toutes les grandes villes des Etats-Unis. Et Trump, en appelant à l'armée, ne fait qu'enflammer toujours plus les esprits. Qu'un homme noir soit asphyxié en direct, tenu huit minutes sous le genou d'un policier  impliqué dans trois autres interpellations mortelles en 2006, 2008 et 2011, cela est la marque d'un racisme au coeur de la société américaine toujours aussi virulent qu'à l'époque de Martin Luther King.
De multiples voix s'élèvent pour dénoncer cette situation, et parmi elles, celle, masquée, des Anonymous :

Suite bientôt avec La Peste écarlate.
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* René Dubois, « « The Masque of the Red Death » : une allégorie esthétique à la rencontre des eschatologies poesque et orientale », Journal of the Short Story in English, 38, 9-32. En ligne.
Le même René Dubois relève la proximité de la nouvelle avec celle de William Wilson :
"Le fait que Prospero est également omniprésent dans le récit signale une thématisation partagée : la Mort Rouge et le Prince sont tous deux maîtres des lieux, tous deux protagonistes d’une même pièce en sept tableaux, tous deux voués à disparaître presque simultanément. La Mort Rouge, outre son double statut, aurait-elle un double en la personne de Prospero ? Prospero se serait-il confronté à son propre double sous les traits de la Mortalité, tel William Wilson, ce héros éponyme de la nouvelle de Poe qui meurt à la vie après avoir tué son double ?" Or, Marthe et Florent prennent pension à Baltimore chez Miss Willson, en un lieu là aussi clairement localisé, 211 Elliott Street.

Arthur Rackam, William Wilson, 1935.

Ce thème du double se reflète-t-il aussi dans cette chanson évoquée page 60 : "The Sun Ain't Gonna Shine Anymore des Walker Brothers trotte dans ma tête. Que jamais notre vallée de charmes ne tarisse." ?

De fait ces Walker Brothers n'étaient pas frères. Ils avaient adopté ce nom « simplement par ce que nous l'aimions comme ça ».
En revanche, c'est l'année même de la peste à Baltimore, en 1931, que meurt le frère aîné de Poe :
"Sa famille fut épargnée par le choléra, mais non par le deuil. Le 2 août 1831, le Baltimore American and Commercial Daily annonça, en trois lignes, la mort, à vingt-quatre ans, de William Henry Poe, le frère aîné d'Edgar. La tuberculose avait emporté le marin qui écrivait des poèmes. Tel fut, du moins, le diagnostic de l'époque. Dans le bref convoi funèbre, Edgar ne passa pas loin de la rue où, dix-huit ans plus tard, on devait le ramasser moribond." (Georges Walter, Enquête sur Edgar Alan Poe, poète américain, Phébus libretto, 1998, p.179).

Voir aussi l'article de 2017 consacré au personnage de William Wilson.