Kapka sur le rivage

Publié le 10 juillet 2020 par Les Alluvions.com

"Il faut surtout pardonner à ces âmes malheureuses qui ont élu le pèlerinage à pied, qui côtoient le rivage et regardent sans comprendre l'horreur de la lutte et le profond désespoir des vaincus."

Joseph Conrad, à Marguerite Poradowska

(épigraphe du livre Les Anneaux de Saturne, W.G. Sebald, Actes Sud, 1999)

"Depuis la pointe de l'Aiguille, on distinguait presque cette frontière maritime invisible, mais nul n'est jamais certain de ce qu'il devine dans la brume marine ; tout revêt l'allure d'un souvenir en devenir. Cet endroit me faisait moins l'effet d'un lieu que d'un instant perpétuel gravé dans le temps, une note pontique unique, parfaite. Battu par le lodos remontant du sud et les courants sibériens venus du nord, vous vous tenez sur un seuil. Un instant vous êtes mortel, celui d'après vous ne l'êtes plus. Un instant c'est vous, le suivant c'est chacune des personnes déjà passées ici avant vous." (p. 446)

Sur cette pointe de l'Aiguille, un phare, Limanköy Feneri, le "phare français", parce que bâti à l'initiative du capitaine Marius Michel, qui soumit avec succès ses projets d'amélioration de la navigation en Méditerranée à Napoléon III. Nommé vice-amiral par l'empereur et directeur général des Phares et Balises de l'Empire ottoman par l'allié d'alors, le sultan Abdülmecid Ier, il fait construire 111 phares par le biais d'une société française, et obtient un pourcentage sur les droits de navigation . Il amasse ainsi une fortune colossale et le sultan lui décerne le titre honorifique de pacha en 1879.

Kassabova écrit qu'après la dissolution de l'Etat ottoman après les guerres balkaniques de 1912-1913, " Michel Pacha regagna la France où il recréa une Constantinople de style victorien dans sa ville natale sur la Cote d'Azur." Petite erreur car ce n'est pas à Sanary-sur-Mer, son village natal, qu'il s'établit mais à Tamaris, à La Seyne-sur-Mer dans le Var : " De cette pinède encore vierge, nous dit la notice Wikipedia, Michel Pacha fera une station touristique à la mode, une étape obligée pour la haute société de l'époque (dont George Sand et Frédéric Chopin). Il crée à partir du port du Manteau une navette maritime reliant Toulon par Saint Mandrier, dont les bateaux sont copiés sur ceux du détroit du Bosphore, lieu qu'il aimait tant. Puis tout cela va retomber dans l'oubli après la Seconde Guerre mondiale." Tout cela est bien beau, mais erroné en grande partie : George Sand est venu à Tamaris en 1861, non pas avec Chopin mais avec son fils Maurice et son compagnon Alexandre Manceau, et à cette date, Michel Pacha n'avait pas encore investi le lieu. Si l'on veut des détails, on lira avec profit l'excellente anthologie de Marianne et Gilles Miclon, En voyage avec George Sand (La Bouinotte, 2018).

"La maison que nous habitons est petite, mais très propre,et nous y sommes seuls dans un désert apparent. Personne n'y vient et personne n'y passe, mais, tout près de nous, il y a un petit port de mer appelé La Seyne. Qui est grand comme La Châtre et où notre factotum va s'approvisionner tous les matins. (...) Le pays environnant est à la fois riant et sauvage. Quant au climat, il est rude et superbe, varié et heurté comme le pays, des jours de pluie diluvienne, des vents d'est très rudes, des coups de soleil (j'en ai un sur le nez d'une belle couleur), des humidités suaves et chaudes, tout cela se succédant avec rapidité, et ne rendant guère malade, car avant-hier j'étais dans mon lit avec la fièvre, rhume, courbature et coup de soleil. (...)" Extrait d'une lettre adressée à Charles Duvernet, 24 février 1861, p. 430.

On voit bien qu'on est au plus loin de la station balnéaire pour la haute société. Autre sornette wikipedienne : on lit que Marius Michel fut administrateur des biens de Victor Hugo de 1851 à 1870, alors que le poète était en exil en Belgique puis dans les îles anglo-normandes. On se demande bien comment un marin alors très occupé par ses affaires orientales pouvait bien être en même temps administrateur de biens, d'autant plus que très lié, comme on l'a vu, à Napoléon III, on conçoit mal comment Hugo, l'ennemi mortel, aurait pu le choisir. Non, il y a peut-être une confusion avec le relieur Marius-Michel (1846-1925), qui s'appelait en réalité Henri-François-Victor Marius Michel, fils d'un doreur, Jean Michel (1821 - 1890), dit également Marius-Michel, qui travaillait pour les grands relieurs de l'époque.

Ceci dit, si on trouve des ouvrages de Hugo reliés par Marius Michel, je n'ai rien trouvé sur une possible administration de ses biens durant l'exil. Encore une fois, on peut douter qu'un relieur soit bien la personne compétente pour une telle mission. Le mystère reste donc entier sur l'origine de cette méprise.

Ne digressons pas plus, et revenons à Kapka, qui visite le phare avec le gardien, enfin l'ex-gardien, car le gouvernement turc a mis fin à son contrat. Le phare a été mis aux enchères, et adjugé à un hôtelier d'Istanbul qui s'emploie à le reconvertir en bistrot.

"Ce lieu renferme ma vie entière, déclara-t-il. Impossible pour moi de citer une chose plutôt qu'une autre. Mais ça va, ce n'est pas si grave. Parce que nous sommes toujours là. Nous sommes restés coûte que coûte."

Le vent du soir se levait et, en contrebas, les brisants grossissaient, blanchissaient. Nous n'étions qu'en août... Qu'est-ce que ça devait être l'hiver ? A son air, on voyait que le gardien savourait ce souvenir.

" C'est pour ça qu'on l'appelle la mer Noire", répondit-il." (p. 453)

Non loin de là, le fleuve frontalier, qui fut le théâtre d'une " querelle piscicole musclée durant la dernière décennie de la guerre froide. Chaque camp avait agrandi sa portion d'estuaire en y déversant de la terre , afin de revendiquer davantage d'eaux territoriales, et donc de turbots. Les turbots ont commencé à se laisser dépérir en signe de protestation."

D'un estuaire l'autre. Dans le narrat 28 des Anges mineurs, d'Antoine Volodine, un groupe de cinq voyageurs exténués parviennent au crépuscule dans une bourgade portuaire désertique :

"Au bout d'un moment, nus franchîmes une cour borgne, un dernier couloir de terre, et, comme le chemin s'arrêtait là, la bonne humeur nous quitta. Des résidus de soeil couchant pigmentaient en violet l'endroit où nous avions débouché. Derrière nous pointaient des chicots d'entrepôts effondrés. Nous zigzaguâmes entre les gravats et, parvenus en bordure des bassins, nous considérâmes sans rien dire les barques démolies, couchées pour toujours dans la vase. Le décor avait des couleurs épouvantables. L'estuaire n'était plus qu'une navrante étendue de boue et, au loin, à plus d'un kilomètre, la dentelle des premières vagues évoquait une vomissure. (...) De temps en temps, le vent nous envoyait des criailleries de mouettes, des puanteurs de cachalots en décomposition ou de calmars. Parfois nous nous réveillions, parfois nous allions errer au milieu des ruines, parfois il ne se passait rien pendant des mois. (...) Je ne bouge pas. J'attends ici en face de l'océan, en face de ce qu'il en reste." (p. 131-132)

Et de là, retournons au texte de celle qui m'avait aiguillé sur Volodine, Joëlle Le Marec qui, dans Lire et vivre dans les ruines, nous conduit à Sebald* :

"J'évoquerai donc brièvement un autre type de textes, ceux de W.G. Sebald, écrivain allemand né en 1944, décédé en 2001 en Angleterre où il vivait et enseignait depuis 1966. [...] Ses textes sont émaillés de documents, fragments d'archives improbables, repérés dans des journaux locaux, exhumés dans les bibliothèques, et que le narrateur consulte au cours de ses excursions. Sebald ne cesse d'établir des continuités narratives et affectives entre ses souvenirs, ceux des narrateurs, ceux de personnes rencontrées par ces narrateurs, ceux qui sont consignés dans des archives souvent précaires ou dans les archives géo-écologiques que constituent les villes et surtout les paysages qu'il arpente, toujours menacés de perdre leurs propres traces. Dans Les anneaux de Saturne (1995) il rend compte de la manière dont les interventions combinées de la mer, du vent, des hommes marquent le paysage de la côte Nord Est de l'Angleterre de quantités de spectres : pêcheurs et des poissons autrefois si nombreux, villes prospères désormais écroulées avec les falaises qui les supportaient, activités fourmillantes qui se sont retirées comme une lente marée, laissant derrière elle un espace-temps à la fois vacant et chargé des signes que seul le promeneur continue de voir dans un mouvement du corps et des yeux qui ne connaît jamais de relâche."

Lisant ceci, je me suis replongé pour une énième fois dans ce livre fascinant, et au chapitre VIII, j'ai relu avec la même délectation morose la description du littoral d'Orfordness, sur la côte du Suffolk. Ancien territoire militaire, le lieu a été rendu au public et Sebald peut s'y rendre sans difficulté : " l'un des hommes désoeuvrés assis sur le môle accepta volontiers de me transporter là-bas pour quelques livres et de venir me rechercher plus tard, lorsque je lui ferais signe." En franchissant le fleuve qui coule sur une douzaine de milles juste à l'arrière de la ligne côtière, l'homme lui apprend qu'Orfordness n'est pas davantage fréquenté depuis la levée de l'interdit : " Même les pêcheurs, qui aimaient notoirement la solitude par-dessus tout, avaient renoncé, après quelques tentatives, à y poser leurs lignes pour la nuit. Ils alléguaient que le jeu n'en valait pas la chandelle, mais en réalité l'isolement total de ce poste avancé, disposé face au néant, n'était tout simplement pas supportable et avait effectivement donné lieu dans certains cas à des affections psychiques de longue durée." L'extrême sensibilité de Sebald ne lui permet pas d'échapper à l'atmosphère quasiment toxique de l'endroit, et il s'y décrit à la fois " totalement libéré et terriblement anxieux".

Les dernières pages de ce chapitre VIII sont extraordinaires, et méritent d'être lus lentement. Tout l'art de Sebald d'enchevêtrer les trames temporelles et de mêler l'organique et l'historique, avec un sens du détail incisif et inquiétant, semble y être condensé :

" Loin derrière moi, vers l'ouest, des mamelons à peine visibles révélaient la terre habitée ; vers le nord et le sud brillait le lit de vase parcouru par une mince rigole signalant le bras mort du fleuve, devant moi tout n'était que dévastation. Les fortins de béton recouverts et environnés de monceaux de pierres, dans lequels, pratiquement tout au long de ma propre existence, des centaines de techniciens ont oeuvré à la mise au point de nouveaux systèmes d'armement, se présentaient de loin, sans doute à cause de leur forme conique, comme des tertres funéraires abritant les dépouilles de puissants souverains inhumés là en des temps immémoriaux avec tous leurs objets familiers, leur argent et leur or. L'impression que je me trouvais sur une aire dont la destination dépassait les fins profanes était encore renforcée du fait de l'existence de plusieurs bâtisses en forme de temples ou de pagodes que je n'arrivais tout simplement pas à me représenter comme des installations militaires. Cependant, plus je m'approchais des ruines, plus se dissipait l'image d'une mystérieuse île des morts et plus je me crus au beau milieu des vestiges de notre propre civilisation anéantie au cours d'une catastrophe future. Exactement comme à un étranger, né ultérieurement et qui se retrouverait, sans rien savoir de la nature de notre société, parmi les montagnes de débris métalliques et de machines détruites que nous aurions laissés derrière nous, tout cela se présentait, à moi aussi, comme une énigme indéchiffrable, et j'étais là à me demander quelles étaient les créatures qui avaient vécu et travaillé ici jadis, et à quoi avaient bien pu servir ces rails d'acier sous les plafonds, ces crochets aux murs encore partiellement carrelés, ces pommeaux de douche grands comme des assiettes, ces rampes et ces puisards."


Encore une fois, comme chez Kapka Kassabova et Antoine Volodine, c'est à la tombée du jour que se conclut cette incursion/excursion sur les rivages de l'abandon et de la dévastation :

"Comme j'étais assis sur le môle, attendant le passeur, le soleil déclinant perça à travers les nuages et rayonna sur la longue courbe formée par le rivage de la mer. La marée remonta le fleuve, l'eau brillait comme du fer-blanc, les mâts de radar surplombant de très haut les marais verts émettaient un susurrement régulier, à peine audible. Les toits et les tours d'Orford, si proches que l'on croyait pouvoir les toucher, regardaient au travers des cimes des arbres. Là-bas, pensai-je, j'avais été chez moi jadis ; puis, dans la lumière de plus en plus aveuglante du contre-jour, j'eus soudain l'impression que les ailes de moulins depuis longtemps disparus tournaient ça et là, parmi les couleurs de plus en plus sombres, en claquant par à-coups dans le vent."

Une dernière remarque : la mention du passeur n'est pas anodine. Il revêt en la circonstance une dimension presque mythologique : c'est Charon le nocher des Enfers, ou plus près de nous, en un sens, le Stalker* *d' Andreï Tarkovski qu'évoque aussi Joëlle Le Marec : " Sebald rejoint la figure du passeur chez le cinéaste Tarkovski, pris lui aussi corps et âme par le devoir d'arpenter les paysages de la dévastation ou de l'exil et d'y promener les savoirs, eux-mêmes exilés des corps disparus."

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* Juste après avoir publié cet article, je note qu'un article de Grégory Mion vient d'être déposé (il y a 10 heures exactement ) sur le site Stalker : Les Enfants des morts de Heinrich Böll. Or, il commence ainsi : " Dans un essai percutant où il s'interroge sur la délicate construction du deuil en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, pointant du doigt la myopie d'un peuple qui semble avoir refoulé tous les crimes et avoir fait abstraction de toute espèce de sentiment de culpabilité à cause de la "misère matérielle" d'un pays dévasté, W. G. Sebald reproche à la plupart des écrivains allemands des années 1950 d'être passés à côté du sujet, d'avoir en quelque sorte retardé le diagnostic de "la conscience morale de la nouvelle société" au lendemain du Troisième Reich (1). Cette remontrance à la fois objective et polémique ne pourrait cependant s'appliquer à Heinrich Böll car le futur Nobel de littérature publie Les Enfants des morts (2) en 1954, un roman où le climat d'après-guerre apparaît dans toute sa profondeur tragique, révélant une Allemagne en butte aux spectres du marché noir, aux relents nazis persistants, aux mœurs dissolues et aux hommes capricieux qui refusent d'être des pères, exigeant des femmes qu'elles avortent ou qu'elles prennent en charge les enfants nés de leur semence hystérique."


**Stalker, c'est aussi le site de Juan Asensio, dont on pourra lire également l'article qu'il a consacré aux Anneaux de Saturne en 2014.