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30 juillet 1818 | Emily Brontë & Lydie Salvayre

Publié le 30 juillet 2020 par Angèle Paoli

L e 30 juillet 1818 naît à Thornton, dans le Yorkshire, Emily Jane Brontë. Très tôt orpheline, Emily (et sa fratrie - Anne, Branwell et Charlotte) grandit sous la rude morale du Révérend Brontë et celle de sa tante, Mrs Gaskell. Le seul moyen d'échapper tant soit peu à cette tutelle, les enfants le trouvaient dans d'infatigables courses à travers la lande de Haworth. Et, le soir venu, dans les ouvrages qu'ils puisaient dans la bibliothèque paternelle. Shakespeare, Byron, Walter Scott... Et la Bible, aussi, bien sûr. Ensemble, ils formaient un monde à part. Un monde de solitude et d'imagination. Ils s'étaient inventé des royaumes. Celui d'Angria pour Charlotte et Branwell. Celui de l'île de Gondal pour Emily et Anne. Emily gardera jusqu'à sa mort, survenue en 1848, la marque profonde de l'enfance à laquelle elle est restée très attachée. Ses poèmes, dont l'écriture est consignée dans de minuscules carnets, s'inspirent de l'univers de Gondal dont on retrouve également des traces dans l'unique roman que la poète a eu le temps d'écrire : Wuthering Heights / Les Hauts de Hurlevent. Écrit à Haworth en 1846 et publié en 1847, le roman remporte un vif succès et assure dès sa publication une solide notoriété à la jeune romancière.

AP

30 juillet 1818  | Emily Brontë & Lydie Salvayre

EXTRAIT D'EMILY BRONTË (
SEPT FEMMES) DE LYDIE SALVAYRE

U n jour d'automne 1846, Charlotte découvre, émerveillée, des poèmes écrits en cachette par Emily.
Devant ce qu'elle regarde comme une intrusion inadmissible, Emily, à son habitude, explose de colère et fait claquer les portes, puis, à son habitude, se laisse attendrir par l'ardeur généreuse de sa sœur aînée.
Après de chuchotants conciliabules, Charlotte, qui n'a nullement renoncé à ses ambitions littéraires, persuade Emily et Anne de réunir un choix de leurs meilleurs poèmes et de les envoyer à une maison d'édition. Les trois sœurs, fervemment, se mettent à l'ouvrage et renvoient leur recueil à MM. Aylott et Jones, éditeurs à Londres.
Et le miracle a lieu.
Les éditeurs répondent favorablement, c'est à ne pas y croire. Leurs prières pressantes ont été exaucées. Et le livre Poems paraît en 1846 sous les pseudonymes de Currer, Ellis et Acton Bell.
Les trois filles éprouvent une joie insensée, une joie comme en n'en connaît que deux ou trois dans une vie, une joie qu'elles doivent contenir parce que la chose à Haworth doit demeurer secrète mais que la contention, délicieusement, exaspère.
Des colloques par signes, de petits rires entendus, des regards échangés qui flambent de malice, une inflexion enjouée imperceptible à qui n'est pas dans la confidence, des parlotes chuchotées dans la cuisine où Branwell et le père ne pénètrent jamais, telles sont les seules manifestations qu'elles s'autorisent.
Mais dans leur cœur, c'est l'Amérique.

Deux exemplaires de Poems sont vendus la première année. C'est peu, mais c'est suffisant pour ranimer les rêves et les folles espérances des trois sœurs qui vont dès lors se jeter avec toute la fougue (ou si l'on veut toute la libido) de leur jeunesse dans l'écriture romanesque.
Charlotte va écrire Le Professeur, Anne Agnes Grey, et Emily, Les Hauts de Hurlevent, dont le héros inoubliable répond au nom de Heathcliff.
Heathcliff, heath bruyère et cliff falaise,
Heathcliff, le ciel et l'enfer, le Bien et le Mal, la grâce et la laideur.
Heathcliff passionné, excessif, sexy à mort (dans mes imaginations lubriques, je lui prête les traits de Laurent Terzieff, mon idole du moment), dont le seul regard fait tomber les femmes en catalepsie (James Dean peut aller se rhabiller) et qui renvoie à leur fadeur tous les personnages romanesques faits de pâte molle, comme il en pleut.
Heathcliff intransigeant, comme moi me dis-je. Solitaire, comme moi me dis-je. Dur à la douleur, comme moi. Orgueilleux, comme moi. D'une sensibilité si vive qu'elle peut sembler une arrogance. Comme moi, comme moi.
Heathcliff c'est moi. Sa nature est la mienne. Révélation.
Du coup je me coiffe à la diable.
Je fais la gueule.
Je traumatise mes camarades de classe en déclarant que Gilbert Cesbron : c'est de la merde.
Je me souviens qu'un samedi soir, alors que je me suis préparée pour aller à la fête d'Auterive avec mon amie Monique Mascarin, mon père m'interdit de sortir. Je m'enferme dans ma chambre, ouvre la fenêtre et menace de me jeter dans le vide. Mon père cède. Heathcliff c'est moi.
En partant, je déclare, théâtrale, que je ne refoutrai plus les pieds dans sa baraque (j'envisage de m'enfuir à Cadaqués dont ma cousine m'a chanté les louanges).
Durant la semaine, à l'étude du soir, je me mure dans un silence plein de mélancolie. Ou j'écris des horreurs sur un cahier que je ne montre à personne.
Je m'exagère considérablement le malheur d'être née dans une famille pauvre et qui, pire encore, s'exprime dans une langue lamentable, charabia de français mâtiné d'espagnol dont il m'arrive à ma grande honte de reproduire les incorrections (d'où une angoisse à parler en public qui ne m'a jamais quittée).
Heathcliff c'est moi.

Lydie Salvayre, " Emily Brontë ", Sept femmes, éditions Perrin, 2013 ; Collection Points, 2014, pp. 40-43.

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