Le journal du professeur Blequin (114) Journal de deuil

Publié le 18 juillet 2020 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Mardi 14 juillet

14h15 : Quand on vient de perdre un être cher, à quoi d'autre pourrait-on bien penser ? Il y a beau avoir eu trente mille morts dues au Covid-19 en France, le seul décès qui m'affecte est celui de mon oncle, qui n'a rien à voir avec ce " connard de virus " - oui, je reprends l'expression de Renaud et je vous emmerde. Je vous parie que je retiendrai de l'année 2020 la seule mort du frère de ma mère, au détriment de celles de ces milliers de gens inconnus : c'est humain, non ? Quoi qu'il en soit, pour ne pas passer la journée à me lamenter, je rends visite à une vieille amie de mes parents qui m'invite à la suivre pour une petite promenade dans Guilers - cette commune est plus rurale qu'on ne peut le penser de prime abord. Chemin faisant, elle peste contre un certain docteur médiatique qui voudrait que les personnes âgées, dont elle fait partie, restent chez eux : je ne peux pas m'empêcher de penser à Mademoiselle Sunnymoon, la bande dessinée de Blutch où l'on voyait de sinistres médecins à face de clown (un tel maquillage, dans un contexte autre que celui du spectacle, est très inquiétant) qui tenaient absolument à ce que l'héroïne reste au lit alors que sa maladie ne l'empêchait même pas de grimper aux arbres ; quand on découvre qu'ils finissent pendus pour l'avoir laissée s'échapper, on ne peut s'empêcher d'éprouver un soulagement ! Bien sûr, je ne souhaite pas un tel sort au docteur médiatique en question, mais ce serait déjà bien s'il pouvait se contenter de la fermer et de laisser les " seniors " vivre leur vie : je suis bien placé pour savoir qu'ils doivent profiter de leur chance d'être encore vivants...

Mercredi 15 juillet

14h30 : Je n'ai décidément pas le cœur à me replonger dans mon œuvre, malgré tous les travaux entamés qui m'attendent. Après tout, j'ai encore quinze jours devant moi pour mener ça à bien avant de partir me reposer enfin... Si monsieur Castex me laisse partir, bien sûr ! Comme je n'aime pas rester sans rien faire, je décide de remettre un peu d'ordre dans mon logis où je n'ai pas fait le ménage depuis deux semaines - ne me jugez pas : quand on est déconfiné, on reste moins longtemps chez soi et on salit moins vite son intérieur, c'est tout. Pour commencer, je vide mes déchets : comme les poubelles de mon immeuble sont dehors, je sors, ce qui me vaut de croiser un employé de Fily Nettoyage qui m'explique qu'à cause des travaux qui ont lieu dans la rue, les éboueurs ont oublié de ramasser les ordures de mon HLM ; résultat, les bacs débordent comme pendant le confinement... Il ajoute que son entreprise a demandé au service concerné que ces braves boueux fassent un second passage : elle a essuyé un refus. Les locataires de logements sociaux peuvent bien rester à patauger dans les ordures, ça n'empêche visiblement pas de dormir ces messieurs-dames de Brest Métropole : nous sommes les déchets de la société, en somme...

Jeudi 16 juillet

16h : Je sors faire quelques achats à la supérette. Il y est déjà affiché que le port du masque y sera obligatoire à partir du 20 juillet. Cette nouvelle n'est pas faite pour arranger mon moral : ceux qui se réjouissent de cette " mesure de sécurité " (quel vilain mot) devraient lire Lévinas, ils comprendraient que la privation de visage est le premier pas vers la privation d'humanité... On commence par nous masquer, on finit par nous parquer ! En attendant, on nous fait casquer : car maintenant qu'ils ont du stock, il s'agit de l'écouler, et nous sommes là pour ça, nous les pauvres cochons de payeurs...

Vendredi 17 juillet

14h30 : Obsèques de mon oncle. Il était connu et aimé dans son quartier, il y a foule. Comme pour confirmer ma pensée de jeudi, on reconnaît avec peine les amis sous les masques. Confinement oblige, il y a des gens qu'on n'avait plus vu depuis un moment : les conversations ne sont pas longues à évoquer le covid-19, sujet que j'évite comme la peste : ce n'est vraiment pas le moment de m'en parler ! De toute façon, allez m'empêcher, en une telle circonstance, de me jeter dans les bras de mes proches ! Surtout la veuve qui a encore les yeux rougis...

Samedi 18 juillet

10h45 : Je me lève enfin, j'ai très mal dormi. J'ai rêvé que je ne me réveillais que le 31 décembre, quelques minutes avant minuit. Pas besoin d'être Freud pour interpréter ce songe : j'ai tout simplement hâte d'en finir avec cette année de merde. Je n'ai aucune envie de travailler, je n'ai même pas envie de sortir malgré la météo clémente. J'envie presque mon oncle qui n'a plus à supporter ce monde horrible...