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18 août 2018 | Elena Ferrante, Chroniques du hasard

Publié le 18 août 2020 par Angèle Paoli

COUPURES NETTES
18 août 2018  | Elena Ferrante, Chroniques du hasard
Andrea Ucini, Tagli netti,
in Elena Ferrante, Chroniques du hasard, page 103.

18 août 2018

A utant que je m'en souvienne, le changement ne m'a jamais effrayée. Par exemple, j'ai déménagé à plusieurs reprises, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé de malaise, de regret, ou avoir eu besoin de longues périodes d'adaptation. Beaucoup de gens détestent les déménagements, et certains estiment même qu'ils peuvent nous raccourcir la vie. Ce que j'aime avant tout, dans le déménagement, c'est le mot : il me rappelle l'élan du saut en longueur, le fait de rassembler son énergie afin de se projeter vers un autre endroit, où tout est à découvrir et à apprendre. En somme, je suis persuadée que changer a toujours un aspect positif. Cela aide à réaliser que nous avons accumulé beaucoup de choses inutiles, qu'avoir cru à leur utilité a été un aveuglement, que tout ce qui nous sert vraiment se résume à bien peu, et que nous nous attachons à des objets, à des lieux et parfois à des personnes en l'absence desquels notre vie non seulement ne s'appauvrit pas, mais s'ouvre à des possibilités nouvelles et inattendues. Et, lorsque les changements qui surviennent sont radicaux, j'ai tendance, après un bref moment d'incertitude, à être euphorique. J'ai le même sentiment que dans mon enfance, lorsque je mettais tout en œuvre pour me retrouver dehors tandis qu'un orage menaçait, je voulais être trempée avant que ma mère ne m'attrape. Mais, à cause de cette tendance, j'ai découvert seulement très tard l'autre face du changement, la souffrance. Je ne parle pas des gens qui voient leur existence brusquement chamboulée et qui résistent dans une carapace d'habitudes qui leur paraissaient éternelles, jusqu'à ce qu'ils comprennent que leur réaction n'a pas de sens et qu'ils finissent par se résigner, avec mélancolie, au fait que le monde d'hier ne sera plus là demain. Je n'ai jamais vraiment été attirée - même en littérature - par la célébration de la vie passée, par la nostalgie de la beauté précédant une quelconque révolution. J'ai toujours été plus sensible à la joie des bouleversements et, par conséquent, il m'a fallu du temps pour réaliser que cette joie et cet enthousiasme n'étaient pas nécessairement incompatibles avec une souffrance de fond. Par exemple, à bien y regarder, la grande allégresse avec laquelle nous avons accueilli des changements importants pour nous les femmes a été accompagnée d'une douleur silencieuse qui, autant que je sache, n'a pas tellement été dite. Ôter les vêtements de la soumission que nos mères elles-mêmes nous avaient confectionnés dès nos premières années de vie et en enfiler d'autres, plus adaptés aux luttes, a été un acte libérateur très positif. Et pourtant, quelque part, cet acte a généré de l'angoisse. Il est impossible d'arracher ce que nous prenions pour notre peau sans en éprouver de la souffrance. On ne se sépare pas facilement de ce que l'on a été : quelque chose persiste et résiste. On n'adopte pas une forme imprévue sans crainte de l'inadaptation. Le sentiment joyeux de la libération domine, mais l'effet anesthésiant de cette joie n'efface pas la réalité de la rupture.

Elena Ferrante, " Coupures nettes ", Chroniques du hasard ["Tagli netti", L'invenzione occasionale, edizioni e/o, 2019], éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, pp. 104-105. Traduit de l'italien par Elsa Damien. Illustrations d'Andrea Ucini.

18 août 2018  | Elena Ferrante, Chroniques du hasard

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