[lu, un peu vécu] comédies françaises, roman d'éric reinhardt

Publié le 05 septembre 2020 par Tilly

Dimitri Marguerite, 27 ans, est correspondant à l'AFP. C'est un rêveur. Il est persuadé qu'un hasard prodigieux lui fera recroiser la fille étrange et fascinante entre'aperçue à Madrid, puis à deux reprises à Paris. Cela tourne à l'obsession. Un rêveur, et un railleur. Il dit et écrit ce qu'il pense : par exemple quand il s'intéresse à l'expressionnisme abstrait américain ; ou un peu plus tard à la manœuvre d'un grand capitaine d'industrie français qui en 1974, a privé la nation d'une invention majeure, et par conséquent de la possibilité de faire jeu égal avec les États-Unis, voire de viser une position de leader dans la révolution numérique contemporaine naissante.
Au moment de publier ses notes, Dimitri meurt dans un stupide accident (?) de la route, aux environs de Trégastel.
Le roman commence comme ça, et finit aussi comme ça.

Dans les médias on présente le Éric Reinhardt nouveau comme une enquête sur le fiasco de l'Internet français. C'est un raccourci accrocheur qui ne rend pas vraiment justice au foisonnement de ce gros roman passionnant, étonnant, parfois irritant, mais véritablement réjouissant !

J'ai travaillé fait silhouette (au sens de figurante, utilité, petite main) sur le grand chantier des technologies de l'information des années 80-90 (je l'ai déjà racontéici).

À la lecture de , j'ai mieux compris qu'arrivée sur le terrain plusieurs années après le désastre de 1974, j'avais surtout connu l'after de cette affaire, assisté - sans le savoir à l'époque - aux efforts des ingénieurs de recherche français pour recoller les morceaux, ne pas voir se perdre totalement, et si possible valoriser, leur considérable avance technologique inexplicablement dédaignée (le roman propose une explication !).

1974-75 : peu après son élection, Valéry Giscard d'Estaing décide l'arrêt du Plan Calcul, la sortie de la France du consortium européen Unidata, la suppression de la Délégation Générale à l'Informatique ; parmi les conséquences : réduction drastique du financement des travaux de l'IRIA sur le réseau (projet pilote dirigé par 1974 aux États-Unis : 1980 en France : lancement de l'expérimentation du 1983 : le nom1989-90 en Suisse : Tim Berners-Lee et Robert Cailliau créent le WorldWideWeb ; fréquemment confondu depuis avec Internet : le 25 juin 2013 à Londres : pour info, quelques dates, quelques noms
Louis Pouzin), préférence industrielle donnée au réseau Transpac développé au CNET (télécoms)
Arpanet (équivalent de Cyclades) adapte (Pouzin aurait dit, souriant, "en moins bien" !) la technologie "datagramme" inventée par Louis Pouzin et lâchée par la France
Minitel
Internet, déjà en usage pour désigner l'ensemble connecté d'Arpanet et de plusieurs réseaux informatiques, devient officiel
Web est une application d'Internet, le réseau informatique mondial accessible au public
Louis Pouzin reçoit la médaille Queen Elizabeth for Engineering, en même temps que les américains Robert Kahn et Vinton Cerf, ses collègues américains d'Arpanet, et le britannique Tim Berners-Lee !

C'est vrai, j'ai choisi de lire Comédies françaises par curiosité pour cette histoire dont je connaissais un peu les contours, pour savoir ce qu'Éric Reinhardt en ferait dans un roman, et comment.
Je ne suis pas du tout déçue. C'est très inattendu et original. Et drôle. Et casse gueule, avec d'un côté le risque de lasser les lecteurs et lectrices qui n'ont aucun goût pour l'histoire et les technologies d'Internet ; de l'autre, celui d'agacer ceux qui en ont une vision différente de celle qu'il leur propose.
Il y a forcément des simplifications, des interprétations, des exagérations, des ellipses, des choix narratifs (je me répète : c'est un roman !).
N'empêche, je me suis laissée embarquer sans résistance par l'aplomb de l'auteur quand il délivre sa leçon magistrale sur la commutation de paquets ! J'ai encore moins de repères et de connaissances pour juger la pertinence de son analyse du coup d' Ambroise Roux en mauvais génie de Giscard ! En tout cas, elle est séduisante et donne naissance à des scènes fictives extrêmement drôles (comme celles où le héros harcèle VGE...).

Mais attention, le datagramme de Louis Pouzin, et le machiavélisme d'Ambroise Roux ne sont pas les seuls thèmes du roman (je ne détaillerai pas les développements sur le surréalisme, la paternité de Max Ernst sur la technique de dripping de Jason Pollock, le lobbyisme, le théâtre contemporain, et autres dadas du très généreux Éric Reinhardt).

dimitri, un héros romantique 3.0
Idéaliste, surdoué, naïf, mégalo, maladroit, roublard, il se shoote à l'imaginaire, comme tout bon romancier qui se respecte, mais Éric Reinhardt ne lui laisse pas le temps d'écrire : il l'envoie rejoindre le Club des 27... Écrire, il le fait à sa place, et m'est avis qu'il le connait bien, comme qui dirait intimement !
Un drôle de zigue ce Dimitri, agaçant, pas vraiment sympathique, mais au milieu du livre, je me suis surprise à compter les jours qui lui restaient à vivre ; les derniers jours justement qui font basculer le roman dans le thriller (toutes proportions gardées) : du suspense, de l'action, un décor de film de Chabrol...

Comédies françaises est un roman fleuve avec boucles et affluents : digressions, incidentes, fictions dans la fiction ; des répétitions voulues, des ruptures de rythme, des longueurs et lenteurs parfois, des accélérations ; des adresses au lecteur, ironiques. C'est la manière habituelle d'Eric Reinhardt qui m'avait plutôt gênée dans ses deux précédents romans alors que cette fois j'ai suivi le mouvement sans peine, avec plaisir.

post scriptum, un dernier aparté perso...
J'ai croisé Louis Pouzin quelques rares fois, je le connais surtout de réputation et pour avoir entendu ses lieutenants parler de Luigi !
Par contre ses équipiers, oui, j'en ai connu plusieurs (Hubert Zimmermann, Michel Gien, Najah Naffah...).
Je les ai brièvement et globalement entraperçus dans le roman à la page 299 :

" On a installé [Pouzin], physiquement, à Roquencourt. On lui a attribué un budget qui devait représenter un peu plus d'une vingtaine de millions de francs, ce qui n'était pas mal du tout pour l'époque. Il a recruté une dizaine de personnes de haut niveau pour monter une équipe et il a conçu le réseau Cyclades fondé sur le principe du datagramme [...] "

Une phrase m'intrigue page 310 :

" D'ailleurs Louis Pouzin disait toujours à ses gars : "Faites-vous voler volontiers, car les gens qui vous volent ont au minimum six mois de retard !" Ainsi Louis Pouzin avait-il pris un ingénieur d'Arpanet comme conseil, ce dernier venait tous les deux ou trois mois à Roquencourt discuter avec eux et le résultat c'est qu'il n'a pas tardé à être tout à fait convaincu, lui, que le réseau Cyclades était bien mieux que ce qui se faisait chez eux aux États-Unis. "

Je ne peux pas m'empêcher de visualiser l'ami Jean Jour (aka John Day) dans ce rôle de liaison officer Cyclades/Arpanet ; je l'ai croisé à Paris en février dernier ; il venait y faire une conférence... avec Louis Pouzin !
Je vais écrire à John, lui raconter tout ça, et vérifier que l'ingénieur Arpanet associé à Cyclades c'était bien lui (ou pas) !

" On imagine que la composition de ce roman est un reflet de ce qui est au cœur de cette histoire d'internet : la commutation par paquets. L'auteur a voulu cette structure éclatée : l'histoire est livrée par (gros) morceaux comme le sont les messages et les images via Internet. Au lecteur de retrouver le fil et de tout reconstruire. Ne doutons pas que les jurés des prix d'automne goûteront ce jeu de construction, et soyons joueurs en pariant sur un Goncourt. "