Claudine Bohi, Philippe Bouret,
Cet enfant sans mot qui te commence, dialogue,
Mars-A Publications,
Collection " Poésie sur tous les fronts ", 2020.
Préface de Christian Viguié.
Lecture d'Angèle Paoli
" ON VA AGRANDIR LA VIE "
A u commencement, il y a une œuvre, tangible, vivante, multiple. Riche. Infiniment personnelle. Une œuvre de poète au long cours. Celle de Claudine Bohi. Il y a des titres, devenus familiers. Et d'autres, plus anciens, que j'avais perdus de vue. Le Nom de la mer, Une saison de neige avec thé, Même pas, On serre les mots, Mère la seule, Mettre au monde, Naître c'est longtemps, L'Enfant de neige. Quelques titres résonnent plus que d'autres dans ma mémoire, qui aujourd'hui prennent une tout autre ampleur. Ils se répondent en écho. Je relis donc Claudine Bohi. Pas dans la totalité. Il me manque encore un certain nombre de recueils. Mais tout de même. La pile s'élève en un joli échafaudage. Certains de ces recueils ont été récompensés. Prix Verlaine, Prix Aliénor, Prix Georges Perros. Prix Mallarmé. Pourquoi ces titres résonnent-ils aujourd'hui davantage qu'hier ? Parce que je lis le dernier ouvrage que Claudine Bohi vient de m'adresser, et que je le lis dans la lenteur des prémices de l'automne, avec ondées vivifiantes et parfois brouillard.
" lumière du brouillard qui éclaire dedans
et jusque sous la langue " (Éloge du brouillard).
Ce livre, qui me passionne, m'émeut et m'interroge - puis-je l'avouer sans risquer de ranimer les passions tristes ? - est un dialogue. Un dialogue avec Philippe Bouret, psychanalyste. Tout comme l'est aussi Claudine Bohi. Le titre : Cet enfant sans mot qui te commence. Éclairant et dense, ce dialogue est une réflexion sur l'écriture et sur la poésie. Sur les racines qui les nourrissent. Une réflexion qui puise et s'appuie sur l'intime, car elle force " les portes d'ivoire ou de corne " qui séparent le monde de la pensée et de la vie, du monde invisible. Il y a chez la poète cette force irrépressible qui la pousse à toujours faire retour vers le commencement. Et même en deçà. Dans toute écriture, il y a un amont qui lui préexiste. C'est cette part d'inconnu dont chacun est issu et qui garde son mystère, que la poète explore et cherche sans cesse à élucider, pour elle-même et pour les autres. Ainsi va se tisser, au fil de l'échange, la rencontre entre poésie et psychanalyse. Entre poésie et rêve. Entre poésie et écriture. Selon Claudine Bohi, la poésie, c'est la chair avant les mots. Et c'est vers cette chair-là qu'il faut remonter, c'est cette chair qu'il faut faire trembler. Il faut donc faire advenir cette antériorité faite de silence et d'absence.
" c'est une épaisseur
très douce
cette langue d'avant les mots
où tu me commences " (Mettre au monde).
Le commencement de Claudine Bohi s'inscrit dans la douleur des origines. Et c'est un commencement toujours recommencé. Chaque fois que l'écriture s'impose dans le cours de la vie. " Nous "commençons" à chaque instant quand nous écrivons ", confie-t-elle à Philippe Bouret.
" [A]u commencement
est la douleur
plongée dans le corps
multiple
multipliée dans les mots
qui rattrapent
qui ne rattrapent pas
une douleur tissée de blanc " (Naître c'est longtemps).
La première expérience charnelle que la poète évoque comme telle - longtemps après que fut advenue sa naissance -, c'est celle de la voix. La voix du père récitant pour elle des vers de Hugo ou de La Fontaine. De sorte qu'écrire devient cette nécessité de prolonger le commencement. Avec la voix, le corps prend toute sa mesure. Parce que le corps, réceptacle de toutes les voix qui ont présidé aux origines, ouvre sur le monde. Sur son immensité. Cette immensité, le langage en est la révélation.
" Un poète, pour moi, c'est celui qui rencontre et donne à sentir cette immensité-là. "
Et cette immensité est à l'opposé de l'exil. Car écrire, " c'est sortir de l'exil " et de la solitude. Exil biographique et exil des idées.
" La poésie, c'est sortir de l'exil intellectuel, de l'exil des idées ".
Seule la poésie permet une réelle ouverture. Vers un ailleurs et vers les autres. Parce que la langue est partage. Qui " nous fait sortir de nous. "
Au commencement, il y a un même émerveillement. Les mots et les chats se confondent, fusionnent dans une même attente sensuelle, une même force et un même désir. Les mots et les chats l'ont sauvée, dit-elle.
Les mots sont toujours premiers, même dans les rêves. Ils devancent l'image qui ne survient qu'ensuite. Mais l'image première qui vient ici sous la langue de la poète c'est celle de la mer : " La langue, le langage comme un océan... Rouler dans ces vagues immenses et y trouver sa propre mesure, son rythme vital... ". Un rythme " vital " qui fonde celui ou celle qui entre en écriture. Qui l'ancre dans les mots.
Très vite, dans ce dialogue, affleure l'intime. Intime des mots de l'origine qui donne à voir et à entendre l'intime du lien. Le père et la mère. Le grand-père maternel. Plus tard, le mari et les deux fils. Mais la mère surtout - Même pas, Mère la seule-, celle qui revient sans cesse dans tous les écrits et inspire à Claudine Bohi ces vers :
" toujours recommencer commencer
être dans la répétition de toi partout
mère non " (Mère la seule).
Obsédante mère, en qui prend racine le sentiment de vide. Et de perte irrémédiable. C'est à la mère seule que revient le pouvoir de catalyser l'immensité de la détresse.
Une sorte d'autobiographie se dessine ainsi au fil de l'entretien même si la poète se refuse à narrer sa propre histoire. Et s'en défend :
" Je ne pensais pas que je dirais des choses aussi intimes en acceptant ce dialogue avec toi ", avoue-t-elle à Philippe Bouret.
Preuve sans doute de la confiance qui baigne leur échange. Ce dont veut s'assurer la poète posant à son interlocuteur cette question émouvante :
" Nous parlons librement n'est-ce pas Philippe ? "
Se livrer, livrer une part de l'intime de soi, comment y parvenir sans mettre l'accent sur l'anecdotique et le bavardage ? Et comment ne pas perdre de vue l'essentiel, qui est la poésie ?
La qualité des questions que pose Philippe Bouret, la connaissance qu'il a de l'œuvre de Claudine Bohi, la profondeur des réponses apportées par la poète, autant d'aspects qui permettent d'éviter l'écueil de la facilité.
Ce qui intéresse la poète dans la filiation ainsi mise au jour, c'est le fil qui la relie à ceux qui l'ont précédée. Mais c'est aussi le fil qui recoud et réassemble ce que cette histoire douloureuse a dispersé. Renouer avec cette filiation grâce à l'écriture poétique, c'est procéder à une forme d'" incarnation ". Laquelle permet de sortir du biographique pour aller vers autre chose. Toujours.
" c'est ça que j'appelle
le corps
le corps ce n'est pas de la viande c'est...
l'incarnation
c'est le fait d'exister
dans la chair
d'exister
dans une autonomie de vie. "
Ainsi s'exprime la poète, évoquant pour son ami psychanalyste Un couteau dans la tête, un travail en cours d'élaboration.
Sensible aux mots et à l'impromptu de leur surgissement, la psychanalyste et poète l'est aussi aux alliances qui s'imposent à elle, insistantes dans leur évidence têtue. Même pas.
Même pas ? C'est peut-être aussi ce pas de côté que permet l'écriture pour sortir de l'exil. Sortir de la répétition mortifère. Sans cesse réitéré, le même pas est toujours renouvellement. Avec d'autres mots, à la fois mêmes et différents. Déplacement, remplacement. Ainsi l'écriture ouvre-t-elle la voie à l'ailleurs et à l'autre. Elle est le lieu du partage. Poète et lecteurs s'accompagnent dans une écoute mutuelle. Une compréhension - dans le sens étymologique de "prendre avec soi" - profonde et vraie. Chacun conduisant l'autre vers autre chose. Vers un chemin qui ignorait son existence. Faire un pas de côté, c'est ouvrir d'autres perspectives. C'est permettre de voir autrement. Il en est de même du brouillard ou de la neige. Le blanc n'efface pas. Il révèle. Comme le silence. Ou le blanc du poème.
" venez avec moi ", écrit la poète. " On va agrandir la vie. "
Merci, Claudine. Merci pour tes mots.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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