Il s’arrêta pour fixer Steve du regard depuis l’entrée de l’immeuble. A côté de lui, Oleg sortit une cigarette qu’il cala au coin de ses lèvres, puis un briquet à fermoir qu’il tenta d’ouvrir de sa main gauche : ses doigts à moitié paralysés s’escrimèrent plusieurs secondes avant que le briquet ne chute par terre, rompant le quasi silence d’un bruit métallique sec qui résonna dans l’étroit corridor. De l’autre côté de la porte les voix s’étaient tues. Igor se pencha pour ramasser le briquet qu’il actionna pour allumer la clope. Un bref éclat rougeoyant éclaira le visage du vieil homme au chapeau mou puis celui-ci emboîta le pas à Igor, avançant péniblement au rythme d’une jambe gauche boiteuse dont le pied venait rentrer systématiquement en dedans à chaque pas.
- Bonjour Steve, fit le boiteux d’une voix plate.
- Bonjour, répondit le jeune homme en déglutissant avec peine.
- Je te présente ton père, reprit l’infirme.
- Je sais qui c’est ! le coupa Steve d’un ton sec.
Une voix grave jaillit alors du gosier du paternel :
- Du calme fils, Oleg ne mérite pas ta colère. Si des reproches tu dois faire, à moi seul tu dois t’adresser.
Steve baissa les yeux, subitement vaincu.
- Et là-dedans, tout le monde est arrivé ? reprit le grand brun en s’adressant de nouveau à lui.
- Euh oui je suppose… on peut dire que la famille est presqu’au grand complet. C’est ce que le canasson qui sert de notaire avait l’air de dire en commençant la lecture du testament.
Igor eut un léger rictus.
- Au moins les événements ne t’ont pas fait perdre ton sens de l’humour.
- Ouais. Enfin lui et ses compères en costard ont pas vraiment l’air de l’avoir, le sens de l’humour.
- Comment ça ? Quels compères ?
- Bah les 11 mecs en costume noir avec lui. On dirait plutôt un tribunal.
Une lueur étrange passa dans le regard d’ Igor qui semblait avoir stoppé son élan vers la porte de la salle. De l’autre côté le silence pesait toujours, tel une chape de plomb.
- Ah les petits fils de pute ! gronda-t-il après plusieurs secondes de réflexion. Oleg, on dégage !
Il passa devant la porte pour s’enfoncer dans le couloir sombre suivi par Oleg qui s’arrêta au bout de quelques pas pour revenir vers lui, une enveloppe cachetonnée dans la main sortie d’on ne sait où. Il vint tendre celle-ci à Steve puis disparut en boitant au fond du couloir.
Paris, avenue du général Leclerc - 21h03.
- A toutes les unités : Casimir se barre. Je répète : Casimir se barre. Equipe 2 bouclez l’immeuble. Equipe 1 autorisation de neutraliser vos invités. Soyez prudents les gars.
Dans la salle de réunion, Bernard Cheval s’était tu lorsque le bruit métallique avait retenti de l’autre côté de la porte. Le regard de la plupart des participants s’était tourné vers celle-ci tandis que les secondes s’égrenaient dans un silence de cathédrale. Bizarrement tout le monde s’était figé comme si quelque chose d’insensé se passait. Un léger grésillement se fit entendre et Paul comprit qu’il s’agissait d’une voix dans une oreillette lorsque le notaire porta sa main gauche contre son oreille. Ce dernier reprit lentement la parole, la voix plus dure :
- Mesdames et messieurs, je vous demande de porter calmement vos mains derrière la tête. Ceci n’est pas une plaisanterie ni un jeu: vous êtes en état d’arrestation et vous ne faites pas le poids pour jouer les héros. L’immeuble est cerné par la police.
Au moment où il parlait, les 11 hommes en costume noir sortirent plusieurs armes de poing et, pour certains, un fusil d’assaut qui était probablement dissimulé sous la table devant laquelle ils étaient assis. Ils pointèrent leurs armes sur l’assistance médusée qui n’avait pas encore réagi aux propos de Cheval.
Paul puis Suelen levèrent en premier leurs mains tandis que Sergueï échangeait un regard avec Vladimir qui se résigna lui aussi à lever les bras.
- Ceci est une opération de police gérée par le RAID : je vous demande donc de respecter les ordres en levant calmement vos mains ! ajouta le faux notaire d’une voix forte mais assurée.
C’est à ce moment que John Keller se manifesta en lâchant un juron ordurier :
- Va te faire foutre connard !
Sans que personne n’ait vu d’où il sortait son arme, il leva un énorme flingue automatique tout en en renversant la table située à sa droite. Trois coups de feu claquèrent, signe qu’il avait tiré en direction des hommes armés : deux d’entre eux tombèrent instantanément, touchés par une balle en pleine poitrine.
Le chaos qui s’ensuivit fut indescriptible. Les flics du RAID se mirent à leur tour à tirer en direction de Keller tandis que Cheval hurlait à tout le monde de se coucher à terre. Un troisième homme en noir tomba, l’épaule déchirée par un impact de balle venu de la gauche : Moustache entrait également dans la danse avec un automatique dans chaque main. Les armes tonnaient dans la salle qui commençait à saturer d’odeur de poudre : chaque détonation claquait comme le marteau de Vulcain sur une enclume. Le crépitement d’une rafale se fit entendre et John Keller fut projeté en arrière en hurlant : le côté gauche de sa poitrine se teinta immédiatement de rouge. Le mur derrière lui fut criblé d’impacts noirs. Un cri plus aigu se superposa alors au vacarme : Suelen avait baissé ses mains et hurlait en regardant son époux gisant dans le sang. Elle se mit à courir au milieu du marasme pile au moment où Keller décochait deux nouvelles balles en direction des poulets. L’une d’entre elle fit exploser le crâne de Suelen qui se retrouva fortuitement sur sa trajectoire. Keller eut le temps de voir une giclée de sa cervelle blanchâtre maculer la veste de certains flics avant de sombrer dans le néant.
Alors que le Brigadier rendait son dernier soupir, la porte craqua sous l’impact de plusieurs hommes du RAID qui, eux, étaient lourdement protégés par une cuirasse et un casque. Ils fauchèrent instantanément Moustache qui s’était retourné en pointant ses deux automatiques en leur direction : son corps fut perforé de balles en une fraction de seconde puis une voix forte émergea du désordre :
- Plus personne ne bouge ! Tout le monde à terre !
Levallois, DCPJ sous-direction anti-terroriste, rue Villiers - 23h17.
- Et lorsqu’il a dit cela, vous l’avez vu partir c’est bien cela ?
L’inspecteur qui venait de poser cette question était plutôt jeune, brun coupé court et tapait rapidement sur son clavier.
- Oui c’est ça, il est parti au fond du couloir suivi par un vieux qu’il a appelé Oleg, répondit Steve.
- Et ensuite, que s’est-il passé ?
- J’ai entendu de nouveau des voix dans la salle et, au moment où j’ai voulu continuer mon chemin, tout est allé très vite. Dans mon dos il y a eu du mouvement au moment où des coups de feu ont commencé à partir à l’intérieur de la salle. Les gars du RAID m’ont plaqué contre le mur et ont défoncé la porte pour entrer…je ne comprends rien, qu’est-ce qui se passe putain ?!
- On ne peut rien vous dire pour le moment. Je prends juste votre déposition.
Steve se passa la main dans les cheveux en soupirant. Le bureau dans lequel il se trouvait ressemblait en tout point à ce que l’on pouvait voir dans les films policier : le porte-manteau à l’entrée, la carte de France au mur, l’ordinateur légèrement daté et une vieille odeur de clope froide qui indiquait que certaines libertés étaient prises concernant le tabagisme à l’intérieur des locaux.
Le jeune inspecteur termina de taper son rapport puis invita Steve à le suivre. Il le mena jusqu’à une pièce beaucoup plus spacieuse et confortable, qui devait probablement être une salle de réunion ou de briefing.
- Attendez-là, lui intima le policier avant de refermer la porte derrière lui.
Le jeune homme se dirigea vers la baie vitrée pour s’offrir quelques minutes de répit face à la vue splendide qu’il avait de Paris en pleine nuit. Il distinguait le bras de la Seine serpentant parmi des milliers de lumières blanches ou orangées, tantôt des fenêtres d’appartement, tantôt des phares de voiture ou quelque terrasse de bar encore ouvert. Il réalisa qu’il ne savait absolument pas quelle heure il était.
- 23h33 ! se dit-il en tournant les yeux vers une horloge numérique à gros chiffres rouges qui était accrochée au-dessus de la porte. Il aurait pensé qu’il était beaucoup plus tard que cela, vu les événements inimaginables qui s’étaient déroulé ces dernières heures.
La porte s’ouvrit en plein milieu de sa réflexion, laissant apparaître une femme châtain aux reflets blonds, élégante et à l’air déterminé : son regard bleu acier laissait entrevoir une certaine froideur, celle que l’on peut trouver chez les individus supportant d’importantes responsabilités.
- Bonjour Steve.
- Euh, bonjour.
La femme s’avança vers lui et lui tendit la main que Steve s’empressa d’accepter : il se fit gentiment écraser les doigts par une poigne ferme.
- Comment allez-vous ?, s’enquit-elle en invitant Steve à s’asseoir sur l’une des chaises rembourrées.
- Ca va, je n’ai rien de grave apparemment. Le RAID m’a directement mis « au chaud » pendant que ça pétait dans la salle. Bordel, excusez-moi mais qu’est-ce qui s’est passé ?
- Ce qui s’est passé c’est que ça a bien merdé ! Mais permettez-moi d’abord de me présenter : Christine Dampierre, directrice de la SDAT. Nous sommes une division de la PJ consacrée à la lutte anti-terroriste. Je suis venue t’expliquer un certain nombre de choses.
Steve la fixa.
- Il y a d’abord une sale nouvelle que j’ai tenue à t’apprendre moi-même… Tes parents adoptifs sont morts, je suis désolée.
Steve continua de la regarder sans broncher.
- Pendant la fusillade, votre mère, Suelen, s’est précipitée vers son mari qui venait de se prendre une volée de balles. Ce con, pardon… euh il a tiré vers les flics et elle s’en est prise une en pleine tête. Aucune chance.
Elle laissa quelques secondes passer avant de reprendre :
- Lui-même est mort juste après. Son acolyte à la moustache n’a pas survécu non plus : il ne viendra plus se faire passer pour un flic auprès de vous, ajouta-t-elle avec un sourire un peu forcé.
Steve baissa les yeux mais ne chercha pas à rompre les explications de la directrice. Cette dernière comprit cela et poursuivit :
- Ce qui s’est passé aujourd’hui est une opération de police qui a commencé depuis plusieurs années. Pour faire court, nous cherchons à coincer depuis longtemps les principaux chefs de la Mafia Rouge et en particulier son boss, Mister Bison.
Steve leva les yeux et mit quelques secondes à intégrer que, malgré son poste et son importance, la directrice venait de faire une blague. Il se surprit à sourire malgré les révélations fracassantes qu’il était en train d’écouter.
- La Mafia Rouge est un dangereux cartel russe – dont je vous passe les exactions toutes plus glauques les unes que les autres – dans lequel votre père adoptif John Keller et le grand Russe que vous avez eu l’honneur de découvrir au resto, Vladimir Dzhamolidine, sont deux des plus puissants éléments. Le vrai parrain est l’homme qui a fait foirer l’opération de tout à l’heure…
- Mon père ! le coupa Steve
- Oui, votre père. Nous avions perdu sa trace depuis un moment et il a fallu organiser la mise en scène du testament de Nicolaï Sarkösky pour espérer coincer tout le monde et le faire venir lui, en particulier.
- Mais puisqu’il s’agit de son propre père, il devait se douter qu’il s’agissait d’une grossière mascarade !
- Pas si le fils honnis apprend insidieusement que le vieux avait une fortune colossale, que l’on s’arrange pour le faire passer pour mort et ainsi déclencher la lecture du testament l’année des 50 ans de votre mère adoptive , en l’occurrence sa propre sœur.
- Son fils honnis ?
- Oui… le vieux Sarkösky avait depuis bien longtemps pris ses distances avec un fils dans lequel il ne se reconnaissait pas. Seule Suelen comptait à ses yeux.
- Et le vieux est vivant ?
- Evidemment. On s’est arrangé pour le faire disparaître de la circulation et le garder sous contrôle. C’était le pari pour faire sortir le rat de sa tanière.
Steve se leva pour faire circuler le sang dans ses jambes. Tout ce que venait de lui raconter cette femme le laissait abasourdi. Comment avait-il pu être le centre d’un imbroglio pareil sans avoir conscience de rien ou presque ? Bien sûr, il y avait ces pertes de mémoire toujours énigmatiques mais quand même…
Il se tourna vers elle :
- Et moi dans tout ça, quel rôle m’a-t-on fait jouer ? Vous vous êtes servi de moi comme appât aussi ?
- Pas tout à fait non… Il faut dire que, vous concernant, quelques zones d’ombre subsistent malgré nos investigations et le filet que nous avons tissé patiemment depuis plusieurs années.
- Des zones d’ombre ?
- Oui. Vous êtes – ou étiez – ce que l’on appelle un fixeur pour nous les flics, un élément de convergence des différents liens dans votre famille et au-delà. Notre premier objectif a été de vous surveiller au plus près car nous savions que vous étiez le fils d’Igor Illitch Sarkösky. Nous avions déjà suivi votre « adoption » par John Keller et on se doutait en fait que le vieux Nicolaï avait participé à votre éloignement vis-à-vis de votre vrai père.
Steve réfléchissait à pleine bourre.
- Ok. Et vous parliez de zones d’ombre.
- En effet. L’irruption de votre sœur ce matin chez vous nous a pris de court. Nous n’avions plus d’information récente sur son compte et son geste désespéré a déclenché les grandes manœuvres.
- Elle est ?...
- Saine et sauve. Pas bien en point mais pas touchée pendant la fusillade.
Steve soupira intérieurement tandis que Christine Dampierre enchaînait :
- Le deuxième point concerne les photos que votre sœur est venue vous apporter.
- C’est-à-dire ?
- Les Russes vous surveillaient mais toutes les photos évoquent des situations dont nous avions nous-mêmes connaissance. Toutes sauf celle qui vous montre penché au-dessus de votre père.
- Celle avec le visage de mon père défiguré ?
- Exactement. Celle-ci est, pour nous, difficile à comprendre car cela suppose que vous avez croisé votre père sans que nous le sachions. Soit elle a été prise avant notre surveillance, soit il y a un loup.
Steve se prit la tête dans les mains tandis que son interlocutrice le laissait digérer toutes ces infos.
- Et comment pouvez-vous savoir autant de choses sur mon compte ?
Christine Dampierre hésita quelques secondes.
- Nous avons des moyens assez importants lorsqu’il s’agit d’une grosse affaire comme celle-ci. Et nous disposons d’une personne infiltrée.
Devant l’air encore plus incrédule du jeune homme, elle se reprit immédiatement :
- Je ne devrais même pas vous communiquer cette information de toute façon. Inutile de me questionner à ce sujet.
- Et… vous l’avez eu ?
- Qui, votre père ?
- Ouais.
La directrice hésita à nouveau avant de répondre, comme si elle se demandait s’il fallait lui mentir ou lui parler vrai.
- On ne sait pas encore. Lorsque votre père a tenté de fuir par l’arrière de l’immeuble une fusillade a éclaté alors qu’il se trouvait a priori à bord d’une voiture. Elle a percuté une statue place Denfert-Rochereau et a immédiatement pris feu : pour le moment on sait juste qu’il y a deux corps calcinés dans le véhicule et nos analystes sont sur le coup… Je suis désolée Steve.
Steve encaissa en silence cette nouvelle révélation qui faisait de lui officiellement un orphelin. Cette fois, Christine Dampierre n’ajouta plus rien.
Levallois, rue Villiers - 00h36
L’air frais de la nuit lui fit du bien. Il huma quelques instants les molécules d’oxygène teintées de gazole parisien puis décida de marcher un peu. Se rendant compte qu’il ne pouvait décemment par rentrer à pied chez lui depuis l’endroit où se trouvait, il finit par héler un taxi qui passait au ralenti, sa loupiotte verte éclairant l’avant de son toit.
S’affalant sur la banquette en cuir noir, il lança son adresse au chauffeur qui ne semblait pas voir besoin de gps pour se repérer, se contentant de grommeler un vague « ok ». Un vrai Parigot, se dit Steve tandis que le taxi filait en trombe vers le centre de la capitale. Ce n’est que quelques feux tricolores plus tard, lorsque le véhicule s’engagea dans une petite rue étroite du 8e arrondissement, que le jeune homme se rendit compte que le chauffeur n’avait rien compris. Il se pencha en avant vers l’homme assis au volant et ne put s’empêcher de sursauter comme un damné quand le visage de son père se tourna vers lui :
- Rebonsoir fiston, fit-il avec un léger rictus
- Qu’est-ce que tu fous là ?
- Je passais dans le coin et bingo, voilà que je tombe par hasard sur mon fils !
Steve réalisa la stupidité de sa question et enchaîna :
- Les flics pensent que t’es mort dans un accident à Denfert…enfin, ils enquêtent sur les corps.
- Ils auront tout le temps de découvrir qu’il s’agit de deux inconnus à qui j’ai flanqué une trousse du tonnerre pour faire diversion.
- Ah, euh…je…
- T’étais avec Dampierre ? coupa Igor d’un ton glacial.
- Ouais, elle m’a tout raconté.
- Tout ? Ça m’étonnerait ! ricana le grand Russe. Les flics sont les rois pour se vanter et raconter ce qu’ils ont envie qu’on entende ! Mais avant tout, il y a une chose que je voudrais savoir.
Les yeux gris clair de son père se plantèrent dans les siens, et Steve mesura de nouveau toute la puissance de celui-ci qu’il n’avait pas revu depuis plusieurs années.
- Qui est le putain de fils de chien de traître ? articula-t-il.
- Dampierre a esquivé le truc : elle m’a juste lâché qu’ils avaient un agent infiltré, c’est tout.
Igor fixa longuement son fils avant de tourner la tête vers la rue, probablement convaincu que ce dernier ne lui mentait pas.
- Il n’y a qu’une seule personne qui a fourré son nez de charognard un peu partout. Une seule petite salope qui était suffisamment proche de toi pour te surveiller et guetter un signe de vie de ma part…
- T’es en train de parler de Paulo là ?
- Ça t’étonne tant que ça ? rétorqua Igor, ignorant la question.
- Mais c’est un mec en or, mon meilleur pote ! On a fait que s’amuser ces dernières années !
- Et tu connais son emploi du temps par cœur ? Tu savais qu’il connaissait Oleg ? Qu’il a rencontré ta sœur ? coupa à nouveau le Russe d’une voix cinglante. Et il ajouta : appelle-le et vérifie où il est.
Dompté, Steve composa le numéro de portable de son pote mais finit par tomber sur la messagerie au bout de quelques sonneries.
- Essaye chez lui.
Le numéro de fixe sonna longuement dans le vide avant que Steve fasse un signe de tête négatif à son père.
- Il n’est pas chez lui, mais…
- Mais quoi ?
- Il y a une autre possibilité.
Paris, rue Keller - 1h03 du matin.
Steve s’arrêta devant le n°14, là même où il avait attendu Paul quelques heures plus tôt. Jetant un œil, il distingua un peu plus loin une Citroën aux tons verts dont la carrosserie rayée et délabrée ne laissait pas de doute : la Saxo de Paul. Devant lui, la devanture également verdâtre prenait un ton presque noir en raison de la nuit désormais complètement tombée sur Paris. La vitre sale de l’unique porte d’entrée laissait filtrer un peu de lumière, signe que l’endroit était fréquenté, mais le verre opaque ne laissait pas voir l’intérieur. Il ouvrit la porte.
Un comptoir noir ébène apparut et, au mur derrière, un néon rouge indiquant « Keller Club ». Il referma la porte et Steve remarqua un homme fin, rasé de près qui le fixait derrière le comptoir.
- Salut.
- Euh bonjour…, bredouilla Steve.
- Tu es nouveau ?
- Comment ça ?
Son interlocuteur prit un air mi-ennuyé mi-amusé : « tu es nouveau ».
- Je voudrais voir Paul.
L’homme regarda Steve quelques secondes, sans avoir l’air de comprendre le sens de la question.
- Paul ? Paul McCartney ? Paul Klee ? Paul Ka ?
- Très drôle, rétorqua Steve.
- Ecoute, ici il n’y a pas de Paul, de Pierre ou de Jacques… On vient, on laisse fait ce qu’on a à faire et on oublie son identité légale si tu vois ce que je veux dire, expliqua le type en clignant de l’œil.
La porte s’ouvrit avec fracas, laissant passer la silhouette imposante d’Igor qui se dirigea à grands pas vers le réceptionniste pour le saisir à la gorge.
- Où est Paul ? fit-il d’une voix froide.
La main se resserra un peu plus sur la glotte du malheureux qui ne put émettre qu’un gargouillement inaudible.
- Parle maintenant, reprit Igor en desserrant légèrement sa prise.
- Pa…par là, répondit le jeune homme en pointant du doigt un rideau pourpre, t…tout au bout…la gr…la grosse porte…
- Merci !
Le parrain prit la tête à deux mains et la fracassa contre le comptoir, laissant le corps vidé de conscience s’étaler derrière.
Sans attendre, il écarta un rideau rouge et s’engouffra dans un couloir, Steve à sa suite. Du côté droit deux portes : l’une estampillée « Vestiaires », l’autre « Douches – Toilettes ». Un peu plus loin une troisième porte annonçait « Douches anales » avant qu’une volée de marches ne descende vers le bas. Steve se rendit compte qu’un beat incessant arrivait jusqu’à eux depuis qu’ils avaient passé le rideau, une sorte d’électro grave et enveloppante. Il continua à suivre son guide qui descendait le fameux escalier vers une partie plus souterraine, se demandant à chaque instant s’il devait rebrousser chemin ou aller au bout. L’escalier débouchait sur un autre couloir et la musique était devenue nettement plus forte : lorsque l’homme et Steve avancèrent, ce dernier distingua des ouvertures donnant sur des pièces de chaque côté, sur lesquelles il se risqua à donner un coup d’œil. Dans la première sur sa gauche il vit un homme nu en grosses bottes noires se faire sodomiser pour un autre homme harnaché de cuir tout en prodiguant une fellation sur un troisième debout devant lui. Steve avait le cœur qui battait plus vite que le son électro qui déferlait dans cette cave de débauche. Dans une autre pièce sur sa droite un mec en slip de cuir noir était attaché par les poignets et se faisait tirer les tétons avec des pinces reliées à une chaîne en métal : le gars hurlait mais il semblait davantage en jouir qu’en souffrir. L’ambiance était moite et Steve suait autant à cause de la chaleur du lieu que parce que ce qu’il voyait le prenait à la gorge. Dans une autre pièce, il eut à peine le temps de distinguer trois hommes debout en train de pisser sur le corps et dans la bouche d’un quatrième à genoux en marcel militaire qu’Igor écartait un nouveau rideau, noir cette fois-ci, qui donnait sur une lourde porte en métal sur laquelle figurait le mot « salon privé ».
Après ce qu’il venait de voir, Steve ne s’attendait pas du tout à trouver une pièce bien plus cosy derrière cette porte : des banquettes de velours rouge étaient disposées autour de tables basses d’un noir de geai. L’ambiance était différente mais il remarqua tout de même, dans un des murs, des emplacements pour menotter quelqu’un : bref, on restait tout de même dans un club fétichiste. Son attention fut attirée par un gémissement sur la gauche et constata que son père avait entendu la même chose. Ce dernier posa un automatique de gros calibre sur la table et sortit de sa veste une courte matraque souple avant d’écarter un nouveau rideau : là se trouvait Paul, agenouillé devant un autre homme au visage recouvert d’un masque en cuir rouge et en train de lui prodiguer une fellation dans les règles de l’art. La main gauche d’Igor agrippa l’épaule de l’homme pour le faire pivoter d’un coup sec, en même temps que sa main droite lui abattait la matraque sur la nuque : il s’effondra sans un cri. Paul se redressa mais le grand Russe ne lui laissa pas le temps de réagir et la saisit à la gorge pour le projeter vers le mur conte lequel il tapa violemment.
- Alors petite raclure, tu fêtes ton opération ratée ?!
Sonné, Paul ne répondit rien mais leva les yeux d’un air abasourdi. Une gifle puissante le cueillit.
- Tu te croyais à l’abri dans ton repère d’homos ? cracha Igor. Dommage pour toi, tu vas payer quand même.
Derrière son père, Steve s’était rapproché et vit le visage déjà tuméfié de son ami.
- Papa – c’était la première fois depuis des années qu’il prononçait ce petit nom affectueux – ne lui fais pas de mal, il n’y es peut-être pour rien.
Igor se retourna vers lui, le regard toujours glacial.
- Pour rien ? Tu veux savoir ce que ton "ami" a fait dans ton dos fiston ? Tu veux savoir quel genre de merde est ce type, là devant nous ?
Il appuya sa question par un coup de pied dans les côtes du jeune homme qui hurla.
En quelques phrases, il apprit ainsi à Steve ce que Paul lui avait toujours caché jusqu’ici : les soirées étudiantes, la drogue administrée dans les verres d’alcool puis les abus sexuels une fois que Steve avait sombré dans le comas éthylique et médicamenteux. Le Russe paracheva ses explications en dévoilant à son fils la fameuse photo que Paul avait discrètement dissimulée quelques heures plus tôt dans son portefeuille. Steve n’en croyait pas ses oreilles ni ses yeux, mais il comprit que tout était véridique lorsqu’il vit les yeux de Paul qui le dévisageait d’un air coupable. L’incompréhension le disputait à la rage dans la tête de Steve qui cherchait à s’appuyer pour ne pas chanceler.
- Steve, je peux t’expliquer…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge lorsqu’il reçut le revers de la main d’Igor dans la bouche.
- Ferme ta gueule sale traître ! Tu n’as plus rien à dire : tu vas juste souffrir désormais, éructa le père de Steve dans un nouvel accès de violence.
Il releva Paul pour lui coller son poing fermé sur le nez. Le sang gicla au milieu des cris. Paul s’affaissa de nouveau mais Igor ne s’arrêta pas pour autant : il le martela de coups sur la tempe, le cou, le nez, tuméfiant toujours plus le visage du jeune homme qui hurlait de plus belle.
Englué dans les terribles révélations de son père, Steve n’entendait presque pas la souffrance de son ex meilleur ami. Il avait machinalement saisi le flingue qu’Igor avait posé sur une table basse en entrant. Au prix d’un effort important, il releva la tête et se figea en voyant le visage de son père, grimaçant de haine, penché sur celui de Paul déformé par les coups et ruisselant de sang. Et cela lui rappela soudainement cette photo de lui-même penché de la même façon sur son père défiguré.
Là, dans les méandres de sa mémoire, le souvenir jaillit comme une balle. Il se souvint de la rage qui avait décuplé ses forces ce jour-là, une rage capable de rouer de coups son propre père avant qu’on ne l’arrête de force. Il se souvint surtout pourquoi il avait dégoupillé. Ce jour-là il avait appris qui était son vrai père, Igor, mais aussi qui était sa mère. Sa main se crispa sur la gâchette tandis que Paul continuait de hurler sous les coups assénés par son bourreau. Sa mère était en réalité sa propre sœur, Sally, violée à 14 ans par le Parrain de la Mafia rouge qui avait ainsi brisé mentalement son lieutenant Vladimir. Le diable.
Steve se souvint aussi que son grand-père Nicolaï avait ensuite tenté plusieurs expériences scientifiques pour tenter d’étouffer ce souvenir terrible à l’intérieur de sa mémoire. Il avait manifestement réussi. Jusqu’à ce soir.
Dans le brouillard de ses pensées, Steve voyait Paul recroquevillé par terre. Il comprit que la drogue qu’il lui avait administré était destinée à maintenir ce souvenir hors de sa conscience et qu’il en avait probablement reçu l’ordre par Nicolaï ou quelqu’un d’autre. Un coup de pied atteignit Paul en plein ventre : il cracha du sang en geignant. Paul qui l’avait aidé en quelque sorte. Paul qui en avait profité pour le violer.
Steve avait devant lui deux personnes qui avaient gâché sa vie. Retrouvant un peu de lucidité, il serra les dents en voyant l’agonie de son ami. A quoi bon ? Cette journée interminable allait s’achever là, dans cette cave sordide. Il leva l’automatique.
Les flash bleus et blancs crépitaient sur les façades de la rue Keller, faisant apparaître de temps à autre les silhouettes de résidents debout derrière leurs vitres et regardant dans la rue. Les voitures de police alternaient avec des fourgons sécurisés, tandis qu’un peu plus loin des véhicules du SAMU tranchaient dans l’obscurité avec leur couleur rouge fluorescent. Sur le trottoir, le long d’un mur, plusieurs hommes à moitié nus étaient menottés les mains derrière le dos. Le spectacle en aurait presque été comique mais la présence de nombreux membres de forces de l’ordre rendait les lieux forcément inquiétants, surtout en pleine nuit. La porte du n°14, complètement arrachée, vit sortir une troupe de CRS casqués et armés, au milieu desquels marchait un homme grand, brun, à l’air slave. Celui-ci était également menotté et maintenu de toutes parts par ses anges gardiens. Derrière, deux brancardiers sortirent un corps enveloppé d’une couverture de survie. A côté de lui marchait un jeune homme qui lui tenait la main, semble-t-il en lui parlant. Le blessé du brancard tourna la tête enveloppée de bandages et remua les lèvres, sans doute pour lui répondre.
A l’angle de la rue Keller et de la rue de Charonne, derrière les rubalises destinées à empêcher les badauds de passer le périmètre, une voiture aux vitres teintées. Lorsque l’homme menotté fut embarqué, toutes sirènes hurlantes, dans un véhicule de police, la portière de la voiture s’ouvrit. Un homme en sortit, que Christine Dampierre, restée à l’intérieur suivit du regard tandis que celui-ci s’éloignait, un vague sourire sur son visage fermé. Il tourna le coin de la rue, un chapeau mou vissé sur le crâne.