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Jacques Moulin, L’Épine blanche par Isabelle Lévesque

Publié le 03 octobre 2020 par Angèle Paoli

Jacques Moulin, L'Épine blanche,
L'Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2018.
Lecture de Michaël Glück. Dessins de Géraldine Trubert.

Lecture d'Isabelle Lévesque

L'AUBÉPINE ET LE COUDRIER

L a couverture de ce livre relié a la blancheur de la craie des falaises du Pays de Caux, caractéristique du paysage de la mère qui vient de mourir.

L'ouvrage comporte trois sortes de textes : des notes de carnet, des textes en prose et des poèmes en vers. Dans le carnet, les notes sont datées à partir du jour du décès : D15, D16, D17... Les nombres représentent le compte des jours. Le D, initiale du prénom de la mère, Denise, se répète et s'entête, résistant à l'oubli ; il s'inscrit dans ce paysage de mots, L'Épine blanche.

" Denise décès et deuil une chute de dentales comme au jeu du palet ou du dé. "

Au départ, au seuil du deuil, on ne peut se défaire de la lettre quatrième de l'alphabet.

" L'abécédaire va jusqu'à D ", prévient le poète.

" D'épine blanche devant la Manche. L'arbrisseau D qui a cédé. " En cette ligne de prose, un quatrain de vers de quatre syllabes avec rimes qui fait du [d] le début et l'arrivée.

Les lettres s'échangeaient régulièrement entre la mère et le fils ; avec L'Épine blanche, voici la lettre ultime du fils à sa mère.

Il s'agit d'abord de dépasser le silence de la stupeur, " quand la glotte reste sans voix le larynx sans fonction ". Puis la parole revient par des phrases sans virgules, dont la seule ponctuation est le point. On est alors frappé par les sons assénés (" Port portiques et passe "), comme on bégaierait de ne pouvoir passer le cap de dire. Entrant dans le livre, on approche la mer, on découvre une terre où les homophones et les redites permettent un ancrage qui préserve les sons et les libère dans l'espace fécond du poème.

Nous sommes " devant la mer de Manche ", dans une ville nommée H., grand port à l'estuaire de la Seine. Depuis son appartement, la mère regardait l'avant-port et la mer.

" Elle est là devant lui et la nuit qui s'avance l'attend. La nuit en faisceaux. Le phare balaie toujours sans vraiment emporter. Cette nuit-là, c'est la bonne. La mère s'effondre dans les couleurs du phare. "

Par vagues, les mots venus aux lèvres du fils reviennent (salés) :

" Adieux sur le môle. Eaux profondes chenal ouvert. Channel pour les Amériques. Le couchant. Le fils veillant sa mère. "

Par les noms et les noms propres des personnes et de la géographie s'opère une réappropriation. La parole revient. La mère a donné à son fils sa langue, son goût pour les livres, pour les mots et leurs jeux sonores. Le fils se prénomme Jacques : il fallait inventer un nom-lien dans la langue " dionysienne " ; et c'est Jaboc, un Jacob bousculé qui résonne avec docks, roc, soc et bloc :

" Elle aimait bien ces rimes de rien qui sonnaient bien au bout des mains au bout des seins. "

La mère, institutrice, faisait partie des " instruisous ", comme le disait la Mère-grand dont la voix affleure parfois.

Le poème établit un pont entre la mère et les fortunes de mer : " maladie des grands vaisseaux rouillés embarqués à jamais sur la mer ". Continûment, tout au long de L'Épine blanche, nous serons soumis au roulis qui nous mène de la terre côtière au chenal maritime et douloureusement, dans l'aigu de l'épine du titre, nous passerons du blanc d'écume mortelle au blanc végétal de l'aubépine.

Il existe une musique particulière de L'Épine blanche, faite de répétitions et de dissonances. L'usage est dérouté (épine plantée dans la langue). L'humour vient adoucir les dérapages. Des mots sont plantés dans d'autres (de " cor " à " corvidés "), on s'achemine sur le terrain d'une écriture travaillée à corps et à cri. Du son au mot repris, courte distance : lorsque le mot " puits " entre dans le texte, il capte le passé perdu qu'on ne remonte plus, il suscite la citerne de l'école en Caux qui jouxtait le trou profond vers lequel tomber de fatale attirance.

La forme du carnet donne au texte des divisions et réamorce les dentales en attaques de mots comme si, avec " Denise déprise disparue ", on se cassait les dents sur une évidence : " Deuil discipline d'écriture et devoir de notation. " Noter, " [c]onsigner l'essentiel avec des stop télégraphiques. "

Les poèmes très courts hésitent parfois entre simple note et haïku :

" Réglé la facture d'eau

Ton eau

Larmes ".

La mer et la mère font bloc. Alimentent la mémoire ou l'obstruent. Le puits (" la fosse "), c'est sa tombe et le silence d'elle " touchée coulée quinze fois " dans cette bataille navale finale, de D15 à D... Tout au long du livre, le fils parle de lui-même à la troisième personne : lui et sa mère sont à égalité.

Jaboc se remémore les lettres de Denise, écriture parfaite jusqu'au jour où " le tremblement de la main a étouffé un peu la phrase ". Premiers indices perçus mais non retenus, seules comptent les nouvelles transmises des falaises. Bientôt on vendra chez le notaire le " pied-en-mer " de la mère. Le vent porte le fils vers la " terre ocre du Caux salée de tous passages ".

" Aussi la mort d'un être cher est-elle presque comme la nôtre, presque aussi déchirante que la nôtre ; la mort d'un père ou d'une mère est presque notre mort et d'une certaine façon elle est en effet la mort-propre : c'est l'inconsolable qui pleure ici l'irremplaçable ", écrivait Jankélévitch *.

Au bord de la tombe de ses parents, Jaboc, devenu grand-père, entend l'infini " au suivant " :

" Le prochain qui y est

C'est bien toi mon vieux

Entends-tu que l'on toque

À ta porte Jaboc ".

Les questions se multiplient sur ce qui meurt avec la mère, sur la place du père dont le fils a dépassé l'âge :

" C'est quoi qu'on doit à ses parents qui couchent en terre depuis longtemps. On met bruyère sur leur terre. On met deux pieds. Deux pots serrés pour faire la paire. "

Pieds de bruyère ou pieds du fils ? Voici d'autres " pieds perdus " - le P du père, quand on perd pied : " Et nos pieds lourds qui tout écrasent ". Nous sommes des scaphandriers aux semelles de plomb descendant vers les profondeurs par le poème : " Sommes-nous nés d'un ventre déchiré et d'un père perdu d'avance ? " Le père est associé au " coudrier noueux ", la mère à " l'épine blanche ", cette " aubépine voûtée par les vents du large ". Paraphrasant Molière, le poème déplore : " Le petit arbre est mort ". Ce n'est ni le premier ni le dernier, nous allons " d'un bris à l'autre ".

" Elle est partie

Par les chemins de mémoire

Le vent couché sur elle ".

Alors se pose la question, réduite, essentielle :

" Comment emporter sa morte et devenir léger ? ".

Il s'agit, confronté à l'" absence absolue ", de " coïncider avec le monde " et, avec le fil du poème, de " ravauder la division ouverte par la brisure ".

Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pourTerres de femmes
________________________________
* Vladimir Jankélévitch,La Mort (éditions Flammarion, 1977), page 51.

Jacques Moulin, L’Épine blanche  par Isabelle Lévesque


JACQUES MOULIN

Jacques Moulin, L’Épine blanche  par Isabelle Lévesque

Source
■ Jacques Moulin
sur Terres de femmes
D 27 et D 28 (extrait de L'Épine blanche)
Écrire à vue (lecture d'AP)
→[Partir à dos de feuilles ou d'arbres] (extrait d'Écrire à vue)
Journal de Campagne (lecture d'AP)
Portique (lecture d'AP)
→ Portique 2 (extrait de Portique)
→[Sur le halage certains soirs] (extrait d'À vol d'oiseaux)
Un galet dans la bouche (extrait)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions L'Atelier contemporain) la page de l'éditeur sur L'Épine blanche
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature) une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin
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