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Maud Thiria, Blockhaus par Angèle Paoli

Publié le 07 octobre 2020 par Angèle Paoli

Maud Thiria, Blockhaus,
éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
Encres de Jérôme Vinçon. Préface de Jean-Michel Maulpoix.

Lecture d'Angèle Paoli

LA FORGE NOURRICIÈRE DE MAUD THIRIA

U n mot unique peut-il contenir à lui tout seul un univers d'écriture ? Peut-il à lui seul contenir un être tout entier et son langage ? À lire Blockhaus, le dernier recueil de Maud Thiria, il semble bien que oui. Toute une enfance se trouve en effet ici rassemblée, dans ces deux syllabes qui font bloc pour n'en former qu'un : Block/Haus// Blockhaus. Deux syllabes qui témoignent d'une terre dévastée, une " terre lorraine " meurtrie par un passé sanglant. Deux syllabes pour un mot unique, fiché en pleine mémoire d'enfance de la poète. Ainsi que dans sa chair d'adulte, Blockhaus, bloqué là, muscles et os formant rempart aux émotions et à la vie. Un bloc qui s'immisce en " cheval de troie ". Et qui cible au plus intime. Jusqu'à ne plus faire qu'un seul corps avec la poète. " L'ennemi est dans la place ". Un leitmotiv qui revient de manière itérative sous la plume de Maud Thiria :

" l'ennemi est dans la place

tu es blockhaus devenue

t'armant de plus en plus contre la nuit

en ta propre langue remuée de l'intérieur

là où ça frappe sur le grain de ta voix " .

Il faut toutefois attendre la toute fin du recueil pour que ces mots-là, cette réalité-là et la vérité qui en surgit, remontent à la surface et qu'apparaissent

" dans les vieux murs fissurés

des trouées de lumière

inespérées ".

Entretemps, la poète évolue, au gré et au cœur des souvenirs, sur son chemin d'enfance, entre une maison de famille " hors champ " et le " blockhaus du fond du jardin ". Ici, point de grenier recélant des malles aux trésors débordant d'un précieux butin qui aurait traversé les temps. Ici, rampant de forêts en cachettes, la poète s'agrippe à son " monticule de béton brut ", cherchant une possible respiration loin du monde. Cherchant à libérer son corps

" bloqué là cheval de troie

mot ennemi dans ta propre langue

corps ennemi de ton propre corps ".

Cherchant sa voix/voie dans l'écriture et par l'écriture, la poète procède par étapes. D'un groupe de leitmotive à l'autre. À chaque nouveau leitmotiv est franchie une nouvelle marche qui permet de regrouper plusieurs poèmes articulés sur les mêmes reprises :

" comme étrangère " / " tu te souviens " / " depuis toujours " / " si seulement tu pouvais t'envoler " / " tu te demandes si " / " l'ennemi est dans la place ".

L'expression récurrente - et ses multiples variations - est celle qui ouvre sur le passé, sorte de souvenir-sésame :

" comme étrangère

tu te souviens ".

Dès lors, dès le poème d'ouverture, la poète redevient l'enfant-animal qu'elle était, grimpant et s'agrippant, grattant et creusant la terre meurtrie. Enfant griffée toujours prête à s'ensevelir dans trous et repaires pour y observer le monde, de haut et de loin. Sans être vue. Enfant sauvage, rebelle tapie en son terrier. Terre sienne et pourtant étrangère, odeurs d'humus et de sang ; terre de contrastes, aimée sans doute pour ses groseilles et ses girolles, mais davantage haïe, " orties ronces barbelés " ; terre peuplée d'ombres et de mitrailles ; qui jamais ne la quitte et qui toujours l'obsède. Et vers laquelle toujours elle revient :

" comme étrangère

cette terre

où tu reviens toujours

te blottir te bloquer

le dos

les mains les os

tapie ".

Te blottir/te bloquer/te tapir. Tels sont les gestes primordiaux de l'enfant sauvage ; gestes antinomiques et pourtant indissociables qui la fondent en profondeur et qui la blessent continûment. Les seuls qui soient à même de concilier peur instinctive et repli sur soi, recherche instinctive de repli-protection et de rondeur maternelle. C'est sans doute que la " terre étrangère " est intimement liée à la langue des origines et aux premiers vocables. À la langue de la mère. Laquelle est " langue inconnue " qui se heurte à son bloc d'os, la cisaille et la mord. Bloc de violence que ce mot de blockhaus qui condense et fusionne en lui seul tous les obstacles arrimés à l'enfance. Le principal et le plus douloureux étant celui qui relie l'enfant à sa langue maternelle :

" et des mots comme des pierres

lancées contre toi

en jets de langue maternelle ".

Blockhaus. Issu de cette langue maternelle, le mot catalyse en ses consonnes dures les interrogations de la poète :

" s'il s'était appelé autrement

ta vie aurait-elle été la même ?

quelle vision pour la casemate au fond du jardin

si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? "

À première vue en effet, le mot " casemate ", d'origine italienne, " ne retient pas toute la brutalité du monde ". Mais ce substantif cache bien son jeu, dissimulant dans son étymologie une maison qui n'a rien d'un cocon. Mais qui renvoie à bien autre chose. Une maison inquiétante, en lien avec la folie (casa matta). La maison des fous. Folie collective que celle-là, qui conduit à la guerre et à la destruction ? Folie maternelle ? Folie qui irrigue les vaisseaux sanguins et met chacun en équilibre instable sur le fil de la lame ?

Pour Maud Thiria, seul compte l'effet bombe du mot blockhaus :

" blockhaus fait comme une petite tombe en toi " / " cette maison des morts en toi ".

Il se trouve cependant que ce mot étranger, qui contient en lui tous les déchirements, toutes les forces de la souffrance, ouvre aussi les portes du salut, lequel passe en premier lieu par le combat avec l'ange :

" là où l'os bloque sous le muscle

sens encore la force des ailes qui poussent ".

" tu te sens pousser des ailes ", écrit la poète après en avoir à plusieurs reprises exprimé le désir :

" - si seulement tu pouvais t'envoler -

du haut de ce mot étranger

tu te sens pousser des ailes

loin de la langue maternelle

la fissurant de l'étrange

rassurant ".

De cette lutte avec l'étr/ange naît la poésie de Maud Thiria. La poète a fait de son tourment - le blockhaus de l'enfance -, son armature, sa forge nourricière d'où naissent sa " langue propre " et son " grain " particulier de voix.

Un très beau recueil qu'accompagnent et ponctuent, denses et élégantes, les encres noires de Jérôme Vinçon.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



Maud Thiria, Blockhaus  par Angèle Paoli


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