Magazine Nouvelles

Marie-Hélène Prouteau | Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie

Publié le 09 novembre 2020 par Angèle Paoli


Marie-Hélène Prouteau |   Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
PHILIPPE MATHY : L'OMBRE PORTÉE DE LA MÉLANCOLIE

P hilippe Mathy, poète belge né au Congo, est l'auteur d'une œuvre poétique importante, une quinzaine de recueils de vers et de prose poétique publiés aux éditions Le Taillis Pré (Belgique), Rougerie, Tétras Lyre, L'herbe qui tremble, L'Ail des ours. Il s'est engagé profondément pour l'action poétique en animant des lectures associées à des expositions " Le front aux vitres ", et une revue " Le Journal des poètes ". Pour le recueil Veilleur d'instants, en 2017, il a reçu le prix Mallarmé.

Dans ses recueils, Philippe Mathy entre en résonance avec la nature, participe à son cycle vital. Il y a chez lui une vraie disposition à accueillir la substance des choses dans le rythme des saisons. Ainsi que les variations affectant le paysage de la Loire, les arbres, les oiseaux de passage, les vignes en Bourgogne, sa terre d'adoption. Les cinq sens sont présents dans l'immédiat d'une extrême attention à ce qui vit : une nuit au jardin, une marche sur les bords du fleuve, l'odeur d'une fleur, la contemplation du couchant :

" Un soleil tombe,

s'efface

brasero des jours à venir ".

Ainsi deux grands thèmes lyriques, la nature, le temps, se voient revisités par le poète et tressés ensemble de façon originale. Car ce qui frappe, c'est la façon dont la nature en ses variations saisonnières devient chez lui la toile de fond indissociable de son paysage mental. Comme si la subjectivité propre au poète-veilleur se fondait, en surimpression, à cette temporalité de la nature. C'est ce que montre l'image forte tirée de Veilleur d'instants :

" Où se retrouver

quand les jours sont

des barques trouées ? "

" Je cherche un temps qui n'est plus "

Ce vers libre tiré du recueil Les Soubresauts du temps est révélateur d'une des dimensions essentielles de l'œuvre de Philippe Mathy : la recherche d'un temps définitivement perdu. Ce sentiment de la perte, de l'impuissance devant le temps est omniprésent dans son écriture et évoqué dans la belle image du " sablier des souvenirs ". À l'origine, il y a le sentiment du négatif : " Il est trop tard " ; " Écrire est trop terrible " (Le Temps qui bat). Souvenirs qui " s'effritent ", " dans le rétroviseur où le regard tente de sauver les meubles, le miroir est brisé " ; " dans les plis des souvenirs " (Les Soubresauts du temps).

Cela convoque une pensée de l'écoulement nostalgique des jours. De recueil en recueil, cette tonalité affective de la mélancolie ne quitte pas le poète. Il ne s'agit pas d'une posture exaltée, romantique, mais de l'attachement à ce qui est perdu. Une sorte de mélancolie sereine qui rapproche le poète de la sagesse de Lao-Tseu qu'il cite et s'illustre dans ce passage d' Étreintes mystérieuses :

" Le vent promène ses doigts parmi les feuilles : il joue une mélodie qui me rappelle mon enfance ".

Tonalité transcrite dans Les Soubresauts du temps par une image fugitive qui fait penser à Verlaine :

" La pluie pleure. De reflets en reflets, la lumière monte la rue pavée. À peine le temps de regarder sa petite jupe fendue voleter entre les passants. C'est déjà la main sombre d'un autre nuage ".

D'autres images évoquent de façon plus violente le flux héraclitéen : " Nous filons, malgré nous, entre les doigts des jours [...] parfois je voudrais enfoncer mon poing dans le ventre du temps ". Ou bien la mort : " Ce sont les morts qui me secouent ", écrit-il dans Sous la robe des saisons.

Avant tout scintille d'une lumière privilégiée le temps de l'enfance qui traverse nombre de ces poèmes. Elle est une matrice où s'arrime l'imaginaire :

" L'enfance ; le temps où l'on s'imaginait pouvoir ressusciter les oiseaux morts dans la chaleur des mains, le temps où les cailloux trouaient l'espérance à trop attendre en vain ".

Avec l'évocation de l'enfance entre Congo et Europe, Philippe Mathy développe son imagerie personnelle, donnant à la peau noire et à la langue africaine cette préséance sensuelle, affective qui l'a marqué. Voici dans Les Soubresauts du temps :

" Des mains noires m'ont protégé, caressé. Je me suis endormi sur une poitrine noire, bercé par des mots doux en swahili. Langue apprise, langue perdue. Silence pesant comme un hiver, comme un souvenir trop ancien aujourd'hui pétrifié ".

Au commencement, il y a ce blanc mémoriel qui est synonyme de jamais plus. Le manque suscite la lucidité triste liée à la finitude de toute existence.

" L'enfant que nous fûmes

ne nous quitte pas des yeux ".

Il est, pour le poète, l'incarnation de l'inéluctable du temps et de la mort à venir.

Tout se passe comme si ces soubresauts du temps dessinaient un horizon particulier de l'absence qui fonde le rapport au réel chez Philippe Mathy. Ainsi, dans Un automne au creux des bras, cette parole prosaïque, si simple :

" La petite table de bois si seule sous tes mains. Pas une lettre, pas un livre, pas un tiroir où ranger tes silences ".

Qu'est-ce qui peut contrebalancer l'angoisse de la perte et préserver la méditation ? Le je du poète est présent, mais sa poésie n'est pas une poésie narcissique. On l'aura compris, le je s'ouvre à l'autre, tu, nous, on. Dans le tissu du temps font heureusement contrepoint des figures et des lieux de l'intime avec lesquels le poète peut communier. Telle la maison des bords de Loire, tel le grenier ou le potager des grands-parents. C'est tout l'enjeu de l'écriture que de sublimer, transfigurer l'absence en joie :

" Ainsi cette aigrette : elle se pose sur la rive toute proche. Elle déploie en moi les arcanes de la joie, me plonge dans cet état où le temps ne compte plus, dans cette sorte de néant que l'on pourrait aussi nommer plénitude. Une étreinte mystérieuse. "

Il y a la femme aimée dont le poète dit : " préservé par son amour germera le printemps ". Également l'amie musicienne venue d'Urss qu'évoquent la vue et le nom russe du bouleau. Et la fille du poète à qui, dans Le Temps qui bat, il dédie pour ses quinze ans ces " Paroles pour Aline " marquées par une juvénile légèreté :

" Écoute. On dirait que le vent, ce soir, tente d'inventer autre chose, comme s'il avait scié les barreaux de son échelle, comme s'il voulait repousser la nuit ".

Il y a aussi le motif récurrent de l'ange à la fin de Veilleur d'instants, qui éclaire moins par son contenu de foi que par son pouvoir de présence spirituelle. L'image lumineuse et ingénue d'une figure peinte par Chagall.

La parole poétique de Philippe Mathy touche par cette tension entre ce tragique du temps évoqué avec grande simplicité et la tentative de sauver la beauté des choses, l'écriture. Ainsi, dans Étreintes mystérieuses : " Des mots passent ; on voudrait les retenir. Déjà ils ont fui. ". C'est ce qui donne à cette poésie de la mélancolie une dimension profondément humaine.

Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau

PHILIPPE MATHY

Marie-Hélène Prouteau |   Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie

Source
■ Philippe Mathy
sur Terres de femmes
[Une voix dans le silence] (extrait d'Étreintes mystérieuses)
[Le fleuve hésite entre les îles] (extrait de Veilleur d'instants)
■ Voir aussi ▼
le site de Philippe Mathy
→ (sur Recours au Poème) plusieurs pages sur Philippe Mathy
→ (sur le site de la revue Traversées) une lecture d'Étreintes mystérieuses par Hervé Martin
■ Autres chroniques et lectures (24) de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes
→ Chambre d'enfant gris tristesse
→ La croisière immobile
→ Anne Bihan, Ton ventre est l'océan
→ Jean-Claude Caër, Alaska
→ Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
→ Marie-Josée Christien, Affolement du sang
→ Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
→ Guénane, Atacama
→ Luce Guilbaud ou la traversée de l'intime
→ Cécile Guivarch, mots et mémoire en double

→ Denis Heudré, sèmes semés
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font...
→ Jean-François Mathé, Prendre et perdre
Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
→ Daniel Morvan, L'Orgue du Sonnenberg
→ Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
→ Jacqueline Saint-Jean ou l'aventure d'être au monde en poésie
→ Dominique Sampiero, Chante-perce
→ Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
→ Ronny Someck, Le Piano ardent
→ Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
→ Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même


Retour à La Une de Logo Paperblog