CAR LES " GALETS SONT SANS REMORDS "
S ur un temps très bref - quelques heures à peine d'un dimanche-à-lundi - s'énonce la parole du poème. Proëlla. Cinq chants et un contre-chant - entre lesquels s'intercalent des moments balisés par l'écoulement d'un temps qui embrume ses contours, stagne dans l'indéfini, s'immobilise aussi parfois - composent le poème qu'Erwann Rougé dédie à la mémoire des disparus. En mer ou sur terre. Tous les disparus torturés par mille maux et cruautés avant d'être néantisés dans l'horreur par les guerres et les conflits, ou les naufrages : pour un énième disparu en mer ou ailleurs. Ainsi rassemblés dans le recueil poétique, les chants d'aujourd'hui renouent avec un vieux rite funéraire breton accordé aux défunts disparus en mer ; rite symbolisé, selon la tradition qu'Erwann Rougé remet en lumière, par une croix en cire déposée sur un linceul :
" l'inconnu est croix de cire sur un linge blanc. "
" la croix de cire se pose sur le linge blanc. "
Renouant un lien entre divers lieux du monde, entre vie et mort, entre passé et présent, les poèmes sont autant de stèles de silence dédiées à tous ceux que la mer (ou la terre) a emportés et qui demeurent sans sépulture.
" Sabratha, dans le nord-ouest de la Lybie ", Alep ou Bodrum. Partout " le va-et-vient de l'eau harcèle la poussière cèle dans les nuques dans les dos un reste de bleu. " (à quatre heures de lundi).
Le recueil dans son entier est un long thrène sur les violences qu'infligent les hommes à leurs pairs, sur le malheur que beaucoup traversent sans retour, condamnés à mourir engloutis. Un texte très fort qui place le lecteur devant un chant qui dérange, car, comme l'écrit le poète breton :
" on supporte mal d'entendre
le poème qui enroule
une parole autre. "
Le poème d'ouverture - non titré -, donne d'emblée la tonalité sombre de cette partition. Et pose les premiers accords d'une écriture de la sobriété. Les strophes sont brèves, disjointes par des lignes intercalaires et par un point final. Sans qu'aucune majuscule initiale vienne perturber l'homogénéité de l'ensemble des pavés de texte. Laquelle s'harmonise, à mes yeux, avec l'anonymat des " ils ", des " lui ". Ou celui des " qui " anaphoriques sans antécédents du chant un et du contre-chant un :
" qui chante
les lèvres fermées.
qui douceur sans fin [...]
qui d'errance
demande le semblable " (chant un)
" qui le dos contre terre
attend "
" qui vers l'avant se balance " (contre-chant un)
Ou avec l'absence de pronoms personnels devant les verbes. Dans le poème d'ouverture comme dans d'autres poèmes :
" derrière les barrières
se mord les doigts se mord la langue
se vide le dedans
égare ce dont il a besoin
s'accroche au temps
aussi droit qu'il peut. "
Les corps sont sans visage et " au large les morts ne sont nulle part. "
Le décor initial est celui d'une procession silencieuse qui se conforme au rite ouessantin de la " proëlla " :
" sur un linge blanc
une croix de cire
veille sur le va-et-vient des morts et des vivants. "
Tout se déroule comme à l'ordinaire, comme il se doit, chaque fois qu'un marin est porté disparu. Avec la même économie de mots, les mêmes gestes alentis dans la sidération. Tout se déroule à l'identique, tout se clôt " avec la sterne qui dit la coulée verticale. " Que dire de plus, une fois le corps disparu dans les hauts fonds ? " rien de plus. " Tout le reste serait vain. Inutiles les larmes inutile tout pathos.
Le temps soudain a fait irruption, un temps d'aujourd'hui rythmé par l'écoulement des heures. Un être surgit, privé d'identité et de corps, réduit à sept mots :
" sans nom
sans épaule
se tient là. "
Un être archétypal, symbole de milliers d'autres de son espèce, voués comme lui au même sort, au même malheur, au même vide. À la même mort. Un être vidé de lui-même, vidé de sa vie, vidé de ses mots, réduit à rien. Un être en négatif. Nié :
" ne se demande pas ", " ne parle pas ne se parle plus ", " n'imagine pas la douleur ", " ne se demande pas "...
En quelques vers se dessinent sa mort, sa descente progressive dans " la tranquillité noire ". Sa plongée irrémédiable
" dans le trou de mer
qu'il creuse
d'avoir trop crié. "
Il arrive que des voix s'élèvent, des voix off qui commentent succinctement ou ponctuent un poème en forme de constat et de péroraison :
" au fond, il n'y a plus de pourquoi. " " et nous n'avons rien vu, comme d'habitude. "
" sur la berge ils sont mis dans un sac blanc devenu corps. "
" la cruauté est une brûlure. Se sert de la cloque pour desquamer l'entour d'une âme. "
Mais la voix dominante de cet ensemble et qui met au jour l'architecture secrète du poème, c'est la voix sans visage du chant. Celle qui se réitère de façon séquentielle, et qui revient comme la vague à l'instant du ressac. Elle est la voix qui guide dans la traversée du poème, celle qui conduit la marche au-delà de l'heure blanche, à la recherche d'un ailleurs. Dans " la courbure d'une dune " et dans le " cri d'un sirli ". Peut-être appartient-elle à ce gamin de douze ans qui court le long de la grève dans l'attente de la beauté. Laquelle se rencontre dans un " battement d'ailes ", dans le frôlement d'une plume, ou dans le vacillement invisible du vent. Pourtant, au cœur même de la vie qui fait battre le sang dans les veines, demeure un noyau impénétrable, car les " galets sont sans remords ".
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli