dans le plaisir et dans l'ennui, sois ton être véritable. Tu n'y parviendras qu'en rêvant, parce que ta vie réelle, ta vie humaine, c'est celle qui, loin de t'appartenir, appartient aux autres.
Tu remplaceras donc la vie par le rêve, et ne te soucieras que de rêver à la perfection. "
Fernando Pessoa
Ces quelques lignes de Pessoa se trouvent en exergue du portrait onirique que Patrick Lowie a écrit de son interviewer, Pierre Guéry (mais l'entretien nous apprend qu'elles avaient été adressées par Guéry lui-même à Lowie). Le grand auteur portugais est l'une de ses références centrales : " Et lors de mon long séjour à Lisbonne, j'ai découvert évidemment Fernando Pessoa. J'ai écrit mon premier livre au Portugal, envoûté par cette ville et par Pessoa, j'avais la sensation de tout comprendre, la sensation de ne pas avoir besoin de travailler ; tout ce que je voulais c'était écrire et faire du théâtre." Pessoa, c'est le rêve préféré à la vie, le rêve comme fondement même de notre identité. Lowie encore : " n'est-ce pas Pessoa qui a écrit que " le rêve c'est ce que nous possédons de plus intimement nôtre, de plus impénétrablement, inexpugnablement nôtre " ?"
Il se trouve que le 12 septembre dernier, s'est imposé à moi l'achat du dernier volume du Manifeste incertain, le neuvième de la série de Frédéric Pajak, aux éditions Noir sur Blanc. Il était placé juste en face de moi, à peine avais-je franchi la porte de la librairie Arcanes, en ses nouvelles pénates. Un Pajak, je ne réfléchis pas, je prends, j'embarque, je préempte. C'est de la dynamite, de la noire pépite qu'on ne peut pas laisser entre toutes les mains.
On se calme. L'écrivain autour duquel se trame cet ultime volume n'est autre que Pessoa, dont la biographie, entremêlée des souvenirs personnels de Pajak, est tissée comme à l'accoutumée de textes et de dessins (dont la fonction est beaucoup plus qu'illustrative). Le rêve se donne là aussi comme un motif primordial. Ainsi, page 68 :
"Fernando a huit ans. Chez les soeurs irlandaises , comme plus tard au lycée ou à l'école de commerce, il se passionne pour les études. Déjà, il parle et écrit couramment l'anglais. En revanche, il pratique de moins en moins le portugais. Ses notes sont excellentes et les compliments ne manquent pas : very good, excellent, brilliant, entirely satisfactory. Toutefois, même s'il se montre un excellent élève, c'est un garçon rêveur. Dans un sonnet intitulé "Rêve" se résume le leitmotiv de son oeuvre : "Dans ce monde la vie se passe à rêver." Dans Le Livre de l'intranquillité, il ajoutera : " Le Destin ne m'a donné que deux choses : des registres d'aide-comptable et le don du rêve."
Le 19 septembre, à Guéret, avaient lieu les XVèmes rencontres littéraires de Chaminadour, Geneviève Brisac invitait à marcher sur les grands chemins de Virginia Woolf. Je n'avais pu m'y rendre l'an dernier. Cette fois-ci, Gaëlle et moi pûmes suivre les conférences et tables rondes de l'après-midi, et assister en soirée à la lecture de textes de Woolf par le trio Brisac-Agnès Desarthe et surtout Anne Alvaro, dont la voix ensorceleuse, toute de douceur et de gravité, vous tient en haleine comme en une promenade ventée sur une falaise.
Dans la pause de fin d'après-midi, nous rendant au centre-ville piétonnier pour dîner, je pus encore une fois vérifier que le désert s'étendait. A 18 h 33, très exactement, dans la Grande Rue, autrefois artère commerciale de la ville, où plus d'un magasin sur deux est en déshérence, nul être humain n'était visible.
Les organisateurs n'en ont que plus de mérite à maintenir ici ces Rencontres, qui n'ont rien, et c'est heureux, d'un salon du Livre (pas de séances de dédicaces, mais l'on peut acheter des livres de qualité dans le hall de l'espace Fayolle où se déroule la manifestation). Je n'ai pu faire autrement (encore un choix qui s'imposait à moi) que d'acquérir le recueil d'entretiens, que mène auprès d'écrivains, depuis vingt ans, la revue La Femelle du Requin, édité par Le Tripode (il avait nom Vertiges de la lenteur).
Et je m'amuse de ce que, ayant décidé d'écrire cet article aujourd'hui, mon navigateur s'est ouvert ce matin sur la page du moteur de recherche Bing affichant (chaque jour on peut y découvrir une photo différente) un requin bleu, qui plus est " se balade dans les eaux des Açores, un groupe d'îles portugaises, situées à l'ouest du continent". Le Portugal, le requin bleu, tout est cohérent.
Vingt écrivains sont interrogés longuement dans ce recueil. Je n'ai pas commencé par le début, mais me suis rendu, sans trop savoir pourquoi (car je ne suis pas particulièrement connaisseur de cet écrivain, mais il faut dire tout de même qu'il a une place ici sur Alluvions), sur l'entretien avec Antonio Tabucchi (p.77), La littérature est une partouze... (non, ce n'est pas ce titre qui m'a spécialement attiré...). Dans la brève présentation des auteurs de la revue, on peut lire ceci : " Derrière l'apparence, on trouve l'erreur et l'ombre. Tabucchi affectionne l'homo melancholicus, nimbé de nostalgie, de rêves et de remords. [...] Peignant reflets de peurs intimes et couleurs des sentiments, l'auteur installe au coeur de nos jours le songe et ses ingrédients : l'absurde, l'angoisse et l'impuissance." Une description qui aurait aussi bien convenu à Pessoa. D'ailleurs Pessoa, confesse Tabucchi, dont on sait l'importance que revêt le Portugal dans son oeuvre, est pour lui " un grand compagnon de route, c'est une présence protectrice".
Sur le rêve, il affirme que " la nature humaine a besoin d'une dimension onirique, parce que n'avoir que la dimension d'une conscience éveillée serait une torture. Le rêve, c'est comme avoir des vacances", ajoute-t-il.
Je n'ai lu pour l'instant qu'un autre entretien, le premier de la liste, accordé par Antoine Volodine, fort réticent par ailleurs devant cet exercice (là encore, je pense que c'est la présence récente de l' écrivain dans ces pages qui m'a conduit à le lire en priorité). Et là aussi, la présentation de la revue mentionne le rêve : " Les narrateurs d'Antoine Volodine sont souvent schizophrènes et paranoïaques. On peut leur trouver certaines excuses : ils sont prisonniers du monde concentrationnaire auquel leurs révoltes avortées ont ouvert la voie, et leur discours en peut se déployer qu'à condition de tromper la vigilance des agents d'un totalitarisme mystérieux : gardes-chiourme, bourreaux ou tortionnaires. C'est pourquoi ils engouffrent leurs récits dans les méandres du rêve, de la poésie, du plus sombre des humours."
Auteur d'un roman appelé Lisbonne, dernière marge, Volodine est bien sûr interrogé sur sa proximité avec Pessoa et ses hétéronymes, mais l'auteur s'en défend, en affirmant ne pas être marqué par Pessoa : " Le système hétéronymique que j'ai mis en place de façon tâtonnante les premières années ignorait presque tout de Pessoa. Ensuite, j'ai eu beaucoup de relations avec le Portugal, j'y suis allé très souvent, je suis marié à une universitaire qui a fait une thèse sur Pessoa, mais il y a peu de relations entre l'hétéronymie telle qu'on la voit affleurer dans le post-exotisme et le système de Pessoa. Pessoa définit des voix extrêmement distinctes selon les genres, alors que j'essaie de mettre en place des voix qui sont différentes mais qui disent la même chose, qui traitent à des moments différents des mêmes choses." (p. 39)
Il me restait à aller aux sources, à l'original, autrement dit à Pessoa lui-même, que je dois avouer avoir très peu lu encore, malgré le fait que je possède depuis 1999 son grand oeuvre, Le Livre de l'intranquillité. Difficile de se replacer dans les sentiments de l'époque, mais je crois bien que je m'étais perdu dans la noirceur de cette prose, j'avais été comme asphyxié, je n'avais pas les poumons alors pour supporter son amertume, malgré la beauté de la phrase. Alors m'y revoici, vingt-et-un ans plus tard. Mais j'y vais prudemment, en abordant par la préface de Robert Bréchon*, première source de Pajak avec sa biographie de 1996. Page 9, il écrit ceci :
"La souffrance ne vient ni du monde extérieur, dont il est capable, comme Alvaro de Campos, de célébrer la multiple splendeur, ni de l'espace intérieur où, à force d'imagination, il peut tout à loisir vivre son rêve et rêver sa vie."
Et je poursuis par la lecture de la préface du poète portugais Eduardo Lourenço, qui déclare que " Le Livre de l'intranquillité est le livre de la non-vie de Bernardo Soares, autant dire de la "vraie vie" de Fernando Pessoa". Et de le citer alors :
" Ce qu'il y a de primordial en moi, c'est l'habitude et le don de rêver. Je ne suis pas seulement un rêveur, je suis un rêveur exclusivement."
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* J'ai renoncé récemment à fixer les vertiges. J'avais prévenu que je tiendrai ce blog tant que l'exercice me plairait. La lassitude est enfin venue, la tâche à vrai dire était infinie. Néanmoins, j'ai presque quelques regrets quand je constate soudain une véritable épidémie de vertiges autour de ce Livre de l'intranquillité. Ainsi Robert Bréchon : " Livre admirable, témoignage bouleversant, parfois vertigineux." Puis Eduardo Lourenço : " Tout est humble dans ces textes, parfois vertigineux." Et la traductrice Françoise Faye : " Nul n'est peut-être allé aussi loin que Pessoa dans l'exploration de cet "autre" énigmatique ; et lire ce poète, c'est le suivre dans une descente vertigineuse, métaphysique jusqu'au fond de l'être."
Et enfin, Pessoa lui-même : " A force de me recomposer, je me suis détruit. A force de me penser, je suis devenu mes propres pensées, mais je ne suis plus moi. Je me suis sondé, et j'ai laissé tomber la sonde ; je passe ma vie à me demander si je suis profond ou non, sans autre sonde aujourd'hui que mon regard qui me montre - clair sur fond noir dans le miroir d'un puits vertigineux - mon propre visage, qui me contemple en train de le contempler." [Texte 193, Cité par Richard Zenith dans l'Introduction).