Riposte armée

Publié le 04 septembre 2020 par Les Alluvions.com

 "Vous ignorez qui est Deborah Levy ? Plus pour longtemps. Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie – les deux premiers volumes de son autobiographie – viennent d’être traduits, et c’est splendide." Ainsi commençait l'article que Lise Wajeman livrait dans Mediapart, le 27 août dernier. Je ne fais pas volontiers cas des articles dithyrambiques qui fleurissent inévitablement au moment de la rentrée littéraire, mais j'ai fait une exception avec celui-ci. En effet, je ne connaissais absolument pas Deborah Levy, mais c'est sans aucun doute la description de Lise Wajeman qui attisa ma curiosité :

 "Il était temps que le lecteur français découvre cette voix merveilleuse et singulière, qui sait rire du chaos de nos vies, y déceler des cohérences secrètes comme autant d’indices permettant de reconstituer une énigme insoluble ; une voix qui s’emploie à nous raconter une histoire restée longtemps inédite, celle d’une femme seule de plus de 50 ans, qui s’est séparée du père de ses enfants et qui cherche à savoir où elle en est, où nous en sommes : « Le fantôme de la féminité est une illusion, un mirage, une hallucination collective. Ce n’était pas une histoire que j’avais envie d’entendre encore une fois. »

"Rire du chaos de nos vies, y déceler des cohérences secrètes comme autant d’indices permettant de reconstituer une énigme insoluble", j'adhère complètement à ces idées-là. Et puis, un peu plus loin : 

"Deborah Levy n’est pas Hercule Poirot – ni Miss Marple : si son « journal intime » ressemble bien à « un calepin d’inspecteur de police », elle n’attend pas de révélation finale et ne bâtit pas un raisonnement déductif qui enchaîne rationnellement causes et conséquences. Elle suit de préférence la logique – tout aussi fine, mais bien plus mystérieuse – des coïncidences, des analogies, des motifs singuliers qui finissent par émerger de nos vies erratiques." [C'est moi qui souligne]

Le lecteur régulier de ce blog ne s'étonnera pas que je mette cette dernière phrase en valeur, il sait que cette logique-là est la mienne depuis longtemps. Dès lors, je n'eus de cesse de me procurer les deux tomes en question. Par bonheur, je les trouvais deux jours plus tard à Arcanes, et je plongeais aussitôt dans leur lecture.


Lise Wajeman avait dit juste : c'est splendide.  Ces deux volumes sont courts, mais d'une densité exceptionnelle. Le passage sur son enfance sud-africaine est tout simplement bouleversant. Un peu paradoxalement, je n'ai pas perçu avec évidence cette logique évoquée tout à l'heure ; si elle existe, elle est en tout cas plus enfouie, plus subreptice que chez Sebald par exemple, ou Paul Auster, dont l'écriture joue beaucoup avec la coïncidence. Et pourtant, coïncidence il y eut. Mais avec trois oeuvres extérieures, amenées par les circonstances. C'est ici que la magie une nouvelle fois opéra.

Dans le premier chapitre, l'auteure, en pleine crise existentielle, s'envole pour Palma de Majorque, où elle se rend ensuite dans un hôtel isolé en pleine montagne. Elle a emporté avec elle ce fameux calepin, riche déjà d'un précédent voyage en Pologne, en 1988, mais aussi quelques livres dont Un hiver à Majorque de George Sand, "un récit de l'hiver qu'elle avait passé à Majorque avec son amant, Frédéric Chopin, et les deux enfants de son premier mariage". Or, j'avais ce jour-là ma fille Violette à la maison et, dans le joyeux désordre qu'elle aime à instaurer tout de suite au pied de son lit, il y avait Un hiver à Majorque, livre que je n'ai jamais lu et dont on ne peut pas dire que je lui aurais conseillé un jour ou un autre.

 Le premier tome de Deborah Levy commence ainsi :

"Ce printemps-là, alors que ma vie était très compliquée, que je me rebellais contre mon sort et que je ne voyais tout bonnement pas vers quoi tendre, ce fut, semblait-il, sur les escalators de gares que je pleurais le plus souvent. La descente se passait bien, mais quelque chose dans mon immobilité et le mouvement ascendant provoquait cette réaction.Comme surgies de nulle part, les larmes coulaient de mon corps et le temps que j'arrive au sommet et sente le souffle du vent, je devais vraiment prendre sur moi pour arrêter de sangloter. A croire que la vitesse de l'escalator m'entraînant dans son ascension était l'expression physique d'une conversation que j'entretenais avec moi-même. Les escalators , qui dans les premiers temps de leur invention, étaient connus sous le nom d'"escaliers roulants", ou "escaliers magiques", s'étaient mystérieusement transformés en zones dangereuses." (p. 9)
Ce motif singulier (et on me l'accordera, pas si fréquent) de l'escalator, je devais le retrouver le même jour après avoir achevé Autobiographie de mon père, de Pierre Pachet, la première oeuvre des neuf composant le recueil Un écrivain aux aguets, publié cette année chez Pauvert, après la mort de cet écrivain que j'ai évoqué ici au début de l'année (et je m'aperçois en reparcourant les billets du moment que l'oiseau noir, en l'occurrence une corneille mantelée, y était déjà présent). Dans la présentation du texte suivant, Le grand âge, publié pour la première fois en 1992 au Temps qu'il fait, Yaël Pachet écrit : " Le grand âge est une observation au coeur même de la violence du temps : l'auteur s'immisce dans l'espace qui sépare les plus vieux des plus jeunes dans une sorte d'incompréhension mutuelle. Profitant de son âge charnière (il a alors cinquante-quatre ans) et des relations privilégiées qu'il entretient avec des êtres proches et plus vieux que lui, dans lesquels on peut reconnaître sa mère mais aussi le traducteur Pierre Leyris et sa femme Betty Leyris, Pachet mène l'enquête. Il se tient en équilibre devant un escalator et décrit la cathédrale en mouvement que représente un corps encore capable de se mouvoir dans la foule et d'adopter le rythme d'une machine." (p. 133, c'est moi qui souligne)

Enfin, et toujours en ce 29 août, invités au décrochage de l'exposition des dessins du Covid de mon cher ami Gary Tupolev, celui-ci me pressa aussitôt d'enfourner dans ma besace un volume Découvertes Gallimard dont le titre était La Plume et l'épée, la littérature des guerres de Religion à la Fronde, par Marie-Madeleine Fragonard. Nous n'eûmes d'ailleurs pas le temps d'en discuter, la chaleureuse soirée appelait à d'autres conversations.


Un peu plus tard, dans le calme retrouvé de la nuit du Boischaut sud, je reprends la lecture de Deborah Levy, et je tombe, page 84, sur ces mots :

" Billy Boy était ma principale préoccupation. J'ai posé le stylo puis j'ai ouvert la porte de ma chambre. Je devais prendre garde à ne pas faire de bruit pour éviter qu'Edward Charles William me confonde avec un cambrioleur et mette à exécution la menace brandie par le panneau devant la maison :

RIPOSTE ARMEE

Si je faisais ce qui était suggéré "entre les lignes" de ma liste, à savoir libérer Billy Boy, alors il se pouvait qu'Edward Charles William fasse ce qui était suggéré "entre les lignes" de sa RIPOSTE ARMEE. Les mots étaient-ils de simples menaces ou fallait-il les prendre au sérieux ? Ou l'épée était-elle plus dangereuse que la plume ?"

On m'objectera que l'expression n'est point si rare (2 830 000 résultats sur Google), mais la résonance m'a tout de même saisi. Et puis qui est ce Billy Boy que la jeune Deborah, huit ans alors, finira par  libérer, au grand dam de ses oncle et tante (le susdit Edward Charles William et Marraine Dory), sinon une perruche ? Donc un oiseau (certes pas noir, mais bleu).

Un dernier détail - qui n'a rien à voir avec ces trois coïncidences que je viens de relever -, sur le sens de ce panneau RIPOSTE ARMEE, qui n'était pas plus clair pour la petite Deborah (recueillie par ses oncle et tante parce que son père, militant à l'ANC, venait d'être incarcéré à Johannesburg) :

"Quand j'ai demandé ce que ça voulait dire à ma marraine qui savait tout, elle s'est fait une joie de m'expliquer : "Si les Noirs entrent par effraction  dans la maison pour nous cambrioler, mon mari, le vénérable Edward Charles William, les abattra, mais ne le dis pas à ta mère. Donc, tant que tu seras chez nous, inutile de t'inquiéter de quoi que ce soit !"(p. 60)