Bernard Stiegler est mort. Et on va commencer à penser que je me fais une spécialité de l'article nécrologique. Il n'en est rien, c'est le jeu à la fois simple et complexe des circonstances qui ordonne tout cela. Contrairement à Cécile Reims, je ne connaissais pas personnellement Bernard Stiegler, mais un élément de familiarité existait entre nous, j'y reviendrai.
Né en 1952, il est connu pour son parcours singulier : cinq années de prison pour quatre braquages de banque, pendant lesquelles il reprend des études de philosophie, si bien qu'à la sortie il devient directeur de programme de recherche au Collège international de philosophie. Thèse en 1993 sous la direction de Derrida, premier livre en 1994, La Technique et le temps. La Faute d'Epiméthée (Galilée). Puis directeur de l'Ircam en 2002, fondateur en 2006 de l'Institut de recherche et d'innovation (IRI) du Centre Pompidou, conférencier inlassable et auteur de nombreux livres dans ses dix dernières années. Contempteur féroce de la société capitaliste, il n'en a pas moins sa place dans les institutions du pays. J'ai évoqué sa figure et son oeuvre plusieurs fois sur ce site, sans cacher ma réticence devant une phraséologie plutôt lourde, heureusement moins présente dans ses nombreuses interventions orales, dont voici une des dernières, sur Thinkerview :
Stiegler, qui était né à Villebon-sur-Yvette, avait habité à Sarcelles, et n'avait donc rien à voir avec le Berry, y vint par l'entremise de sa femme Caroline. Il fonda à partir de 2010 à Epineuil-le-Fleuriel une école de philosophie, une académie d'été dans les locaux de la maison-école du Grand Meaulnes d'Alain-Fournier et d'un ancien moulin. Une expérience à laquelle il donna le nom de Pharmakon* et qui s'acheva sur les lieux en 2016 (elle se prolongea à Paris), et dont rend bien compte Valérie Mazerolle dans un article du Berry Républicain.
C'est dans l'ancien moulin réaménagé par le couple Stiegler que fut reçue en août 2017, Elodie Maurot, journaliste à La Croix, pour un entretien autour de l'architecture, dont est extrait le passage suivant :
"Savoir-faire qui se perdent, liens sociaux qui se délitent, transmission entre générations qui ne se fait plus : les symptômes de la crise sont nombreux. Pour Stiegler, ce véritable burn-out collectif explique la prolifération des comportements barbares ou auto-destructifs (et notamment la violence djihadiste), « passages à l’acte d’individus devenus littéralement fous ». Le diagnostic est lourd, le « malade » possiblement incurable, mais le philosophe s’est engagé dans l’élaboration d’une thérapeutique, à même de lutter contre cette « nouvelle forme de barbarie comme consumérisme et vénalité généralisée ». « L’optimisme et le pessimisme, dans de telles circonstances, sont indignes, indécents et lâches », juge-t-il. L’impératif est « d’être courageux ».
Or il se trouve que pour Bernard Stiegler, le courage est aussi une affaire de lieux. « Il est des lieux qui rendent courageux, comme les lieux de culte, qui sont là pour donner de la force, ou l’architecture de la Grèce ancienne. Heidegger les désigne par le terme de Lichtung : ce sont des clairières. » Des clairières dans l’obscurité et la dureté des temps. « Ils vous donnent le sentiment que l’absolument improbable devient possible. »
« J’ai beaucoup réfléchi à ce que veut dire habiter, insiste le philosophe, qui a vécu enfant en milieu rural, sur le plateau de Villebon, avant de rejoindre les tours du grand ensemble de Sarcelles. Je suis réputé pour travailler sur la technique et le temps, mais en réalité mon travail part de la mémoire et du lieu. »
Si je parlais de familiarité avec Stiegler, c'est justement parce que nous avons en quelque sorte ce lieu-ci en commun : Epineuil-le-Fleuriel. Je m'explique : j'ai vécu de 1964 à 1969 dans un village voisin, Saulzais-le-Potier, à dix kilomètres de là. Mes parents étaient gérants d'Economats, petite boutique d'épicerie avec tournées en camion dans les environs. Et il me souvient encore vaguement d'une soirée chez un autre couple de gérants d'Economats, à Epineuil précisément. De fait, mon souvenir n'est formé que du nom du village et de l'image du magasin avec cette interrogation muette de l'enfant que j'étais sur le nom d'un vin de table qui y était vendu. Nom que je savais bâti autour de l'adjectif cramoisi, mais que je ne retrouvais pas tout d'abord jusqu'à ce qu'un article nostalgique sur les vins de table, Plaidoyer pour la piquette, de Jean-Yves Nau, me renvoie au Cramoisay, vin de table de la maison Patriarche.
J'ai trouvé un site qui ne manque pas de vanter le produit : "Cramoisay, le rouge est fier de sa jeunesse au reflet violet. Sa couleur est soutenue. Bien qu’il soit timide, il est bien net, fruité plutôt cerise et épicé. Sa bouche est légère, avec un peu de douceur, un peu de matière et une présence feutrée des tanins." Et certes, il manque l'expérience gustative pour en contester la valeur... Je remarque cependant le personnage au-dessus du nom Cramoisay, cet aristo du 18ème en perruque poudrée, et il me semble que c'est bien l'alliance de ce personnage avec ce nom qui devait si fort me plaire, cramoisay, qui est resté, je ne sais diable pourquoi, si puissant dans mon souvenir.**
Tout ceci est idiot, et sans doute futile, je parle du trépas d'un philosophe et me voici dérivant sur le nom d'une piquette d'Epineuil. Que Stiegler me pardonne, lui qui affirmait à Jean-Jacques Birgé dans un entretien sur la musique que le premier vient de remettre en ligne : "L’amateur est une figure du désir, et le désir est addictif. Quand vous vous retrouvez en prison sans vos objets de passion, c’est terrible, vous avez l’impression qu’on vous a arraché les bras, les jambes, la tête. Le pire pour moi, c’était la musique et l’alcool. Je ne pouvais pas commencer une journée sans me mettre un disque. Aujourd’hui, c’est totalement fini. Il y a bien là quelque chose qui est de l’ordre de l’addiction, mais c’est une addiction positive."
Pour finir, je ne peux m'empêcher de voir un signe dans le fait que j'ai traversé Epineuil-le-Fleuriel (j'adore ce fleuriel qui résonne si bien avec épineuil), pas plus tard que le mercredi 5 dernier, deux jours de ça, la veille de la mort du penseur. C'était en revenant des Monts du Lyonnais, et une fois n'est pas coutume, j'avais quitté l'autoroute à Vallon-en-Sully. J'avais montré aux enfants la maison-école, au coeur du bourg silencieux écrasé par la chaleur.
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* Les travaux de Pharmakon sont consultables en ligne sur un site dédié : Pharmakon.fr.
** J'ai retrouvé sur le site des archives de Beaune toute l'histoire des étiquettes du Cramoisay, et incidemment, l'étiquette de mon souvenir, sensiblement différente de l'actuelle :
"En cette année 1977, la CEE (Communauté Économique Européenne) tente de gérer au mieux la mise en place du marché commun en permettant aux activités économiques de se développer de façon harmonieuse dans la Communauté. Concernant la vente de vins, cela s’est traduit par une certaine harmonisation des étiquettes et une présence obligatoire de certaines mentions parfois très codifiées sur les habillages[1]. Cette mise en conformité est entrée en application au 1er janvier 1978, ce qui explique le nombre important de documents relatifs à des modifications d’habillages chez Patriarche en 1977. La nouvelle législation leur a donné un délai pour écouler les stocks des anciennes étiquettes (d’environ six mois), mais il aura fallu un énorme travail de vérification et de modification, marque par marque[2], pour les rendre toutes conformes."