Samuel Brussell, Alphabet triestin par Angèle Paoli

Publié le 04 décembre 2020 par Angèle Paoli

" La librairie Umberto Saba a l'aspect d'une sacristie, d'une chapelle où l'on viendrait prier. C'est un lieu de culte, comme toute librairie authentique. La vitrine désordonnée, les livres en piles sur le bureau, au sol et sur les étagères, la lumière pâle qui laisse des zones de pénombre dans l'antre, le bois et le papier qui s'étayent du sol au plafond en font un sanctuaire du livre. "
Ph. angèlepaoli

UN ALPHABET INÉPUISABLE span>

R evenir à Trieste. Un désir suranné ? À coup sûr un désir en demi-teinte, comme estompé. Gravé quelque part dans les replis de ma mémoire, un désir que vient raviver la lecture d' Alphabet triestin, un ouvrage qui m'est récemment parvenu depuis Genève. Cet ouvrage est défini par son auteur, Samuel Brussell, comme une " enquête " qui l'a conduit " de rencontre en rencontre ", à l'affût de documents inédits. Animé d'une curiosité d'érudit à la recherche d'une ville, de son passé et de son âme, Samuel Brussell, autrefois employé de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, écrit avoir trouvé " sa ligne de fuite " " sur le Paris-Naples et le Paris-Trieste, deux destinations qui portaient en elles une impression de bout du monde - au-delà de Rome, au-delà de Venise, couronnes du monde civilisé ". Mais Trieste, dont le nom même résonne comme en écho " désordonné " à celui d'Istrie, ne se laisse pas aisément appréhender. Trieste résiste, mais toutefois aimante. De sorte que, bien avant de se laisser prendre dans les rets de Trieste, le lecteur se sent instinctivement aimanté par ce qu'il lui serait possible de découvrir d'antagonismes et de mystères de l'ancienne Tergeste, définie par l'éditrice Anita Pittoni comme " la Philadelphie de l'Europe ".

Le consul Henri Beyle laisse lui de son passage dans la ville en 1830 les fragments disparates d'un journal de voyage. Des tableaux et des " fulgurances " qui éclairent davantage sur l'homme Stendhal et sur son humeur, plus romaine que triestine. Ce qui frappe Stendhal dans la Tergeste de " l'ère augustéenne ", c'est " son écartèlement : un belvédère sur l'Orient et sur l'Italie. "

Rien de tel chez l'auteur d' Alphabet triestin. Passionné par l'histoire de cette ville polyglotte ouverte sur plusieurs frontières, ébloui par son énergie culturelle et intellectuelle, Samuel Brussell, avide de nouvelles découvertes, s'est rendu à Trieste à de multiples reprises. Le point de départ de son échappée la plus récente remonte au mois de mars 2017. Samuel Brussell se trouve alors à Milan et apprend par un article de journal la découverte d'un échange épistolaire entre deux éditeurs triestins de renom. Robert Bazlen - dit Bobi -, fondateur des éditions Adelphi, et Anita Pittoni, fondatrice des éditions Lo Zibaldone. La mise au jour de ces dix lettres écrites entre 1949 et 1953 est due au " libraire lettré " Simone Volpato, à qui appartient la Drogheria 28, une librairie spécialisée dans les livres anciens.

" Sur les étagères de cette ancienne droguerie " se trouvent entreposés des trésors que Samuel Brussell, à l'instigation de Volpato, brûle de consulter. Bazlen, Volpato, Pittoni. À eux seuls, les noms de ces trois personnalités triestines offrent une déclinaison de déambulations - la ville et ses alentours - et ouvrent l'inventaire d'un territoire façonné par écrivains et poètes, érudits, éditeurs, imprimeurs, critiques littéraires, traducteurs, artistes, libraires, collectionneurs. Sans oublier les nombreux intellectuels juifs de la diaspora.

" Plus qu'aucune autre ville, Trieste a l'art de répandre son ombre dans les lieux les plus disparates de la diaspora, loin de son centre métabolique. Le plus inattendu de ces points de chute serait sans doute Rome. "

Au nom de Robert Bazlen est associé celui de sa compagne, Liuba Blumenthal, mais aussi celui d'Anita Pittoni, " la poétesse au caractère ténébreux et passionné. " Qui chercha, avec la création de sa maison d'édition Lo Zibaldone, à donner un " ancrage à sa ville ". Et qui y parvint. Car, écrit Brussell, " Trieste est le lieu de toutes les diasporas, où le choix entre l'exil et les racines, entre l'apaisement et la neurasthénie, n'existe plus. "

Il y a bien sûr les noms connus de tous. Le trio Joyce-Saba-Svevo. Chacun d'eux a sa statue de bronze en marche dans la ville. Chacun d'eux contribue au mythe littéraire de Trieste. Mais il y en a tant d'autres que l'éloignement supposé de Trieste et sa spécificité de région longtemps rattachée à l'empire austro-hongrois ont dérobé à notre mémoire. Ainsi des écrivains et poètes Scipio Slataper, Pier Antonio Quarantotti Gambini, Giani Stuparich. Pour ne citer que quelques-uns d'entre les moins méconnus. On les retrouve tous, disséminés dans le Jardin public dont ils sont les " hôtes ". Au cours de ses déambulations et de ses rencontres, Brussell croise aussi les peintres de Trieste : Ugo Pierri, qui brosse de son amie Anita Pittoni un portrait par petites touches successives ; et surtout Vittorio Bolaffio. Bolaffio dont l'art est indissociable de " la Trieste-ville portuaire bouillonnante. "

Trieste, riche de ses acteurs, morts et vivants, est inépuisable. Les vivants ont leurs habitudes. On les retrouve dans les cafés de la ville. Le café Danubio ou le café San Marco. On y devise, on y écoute les conteurs. On y croise d'authentiques figures triestines, lesquelles tiennent volontiers salon. Ainsi de l'écrivain Giorgio Voghera et de son ami Piero Kern, dont Samuel Brussell découvre la voix dans Il quaderno di Piero Kern. Cahier constitué d'anecdotes prises sur le vif, " de brefs billets manuscrits écrits parfois dans les marges d'un journal. " Des fragments :

" ces petits fragments appartenaient au domaine de l'oralité, de la conversation infinie, à la mémoire du shtetl, c'est là que la voix de Kern, vive et distincte, se faisait entendre. "

Chaque quartier a sa librairie et chaque librairie son officiant. Chaque librairie est un monde. La librairie Achille, " aux abords de Città Vecchia, chez Misan père et fils, Triestins de la mer ionienne " ; la Drogheria 28, " Via Ciamician, chez le Padouan Volpato " ; la Minerva, Via San Nicolò, 20 ; la Libreria Internazionale Italo Svevo et son " vieux libraire Zorzon ". Et, Via San Nicolò, 30, la Libreria Antiquaria Umberto Saba :

" La librairie Umberto Saba a l'aspect d'une sacristie, d'une chapelle où l'on viendrait prier. C'est un lieu de culte, comme toute librairie authentique. La vitrine désordonnée, les livres en piles sur le bureau, au sol et sur les étagères, la lumière pâle qui laisse des zones de pénombre dans l'antre, le bois et le papier qui s'étayent du sol au plafond en font un sanctuaire du livre.

[...]

La librairie Umberto Saba est aujourd'hui un antre sans clients mais où les visiteurs se pressent parce qu'elle abonde en souvenirs - parce qu'elle est devenue le souvenir incarné - et que l'homme a faim de souvenirs. "

Un chapitre tout entier d' Alphabet triestin est consacré à la librairie de Saba. À l'histoire de son achat par le poète, aux projets de Saba d'écrire une Histoire d'une librairie et à son désir de " faire la lumière sur le sens qu'ont pour lui les livres anciens ", aux confessions du poète qui déclare :

" Je suis plus fier encore de ma modeste réussite comme libraire que des quelques succès que j'ai pu avoir comme poète. "

Ici, dans le même chapitre - " Poésie du catalogue : la librairie de Saba, les éditions du Zibaldone " -, Samuel Brussell établit des liens entre deux aventures : celle de Saba, libraire-poète et celle de la Pittoni, poète-éditrice. Chacun d'eux contribue au rayonnement de la vieille cité, au-delà de ses frontières ; à son noble destin. Ainsi lisons-nous, sous la plume d'Anita Pittoni, dans la " ‶Prémisse morale‶ à son projet éditorial " :

" À travers le Zibaldone [...] s'est instaurée entre Trieste et le reste de l'Italie une conversation vivante, vibrante d'amour, de sympathie, de participation, riche de spiritualité. "

Librairies et bibliothèques recèlent abondance de documents d'archives, de correspondances provenant de fonds privés, de revues anciennes, de recueils de poèmes, de photographies, témoignages du passé. Ainsi la bibliothèque Hortis qui attire Samuel Brussell :

" Un matin, je partis pour les Archives d'État, dans la dépendance de la bibliothèque Hortis, Via Madonna del Mare, où je demandais à consulter le fonds Pittoni. On me remit plusieurs cartons dans lesquels se trouvaient la correspondance de Vladimir Halpérin et d'Anita Pittoni. "

Une occasion inestimable pour Brussell d'approcher au plus près les relations et les échanges entre l'éditrice et le Genevois Halpérin ; lequel voulait confier à Anita Pittoni, connue et célébrée pour ses talents de créatrice en matière d'artisanat, " la direction d'une école pilote ORT Anita Pittoni d'arts appliqués, de mode et de tissus décoratifs à Trieste " *. Projet d'envergure internationale qui n'eut pas de suite. Et Samuel Brussel d'ajouter en conclusion à cet épisode de la vie d'Anita Pittoni :

" L'École pilote des arts appliqués ne verra jamais le jour, mais l'histoire de Trieste s'est enrichie d'une chronique pleine de chair et de passion, où s'illustre une page de l'histoire artistique et littéraire du microcosme triestin et du monde artistique, où se débattent les âmes sensibles. "

Au-delà de cet épisode épistolaire, l'auteur revient sur l'histoire complexe d'une famille juive sous le joug des lois raciales et des extrémismes du temps. Au cours des échanges et des confidences auxquelles se livrent ses hôtes, l'écrivain prend conscience que ce qui lui est confié le concerne également, que c'est le fragment d'une histoire commune qui est celle de tout un chacun. Sa réflexion s'enrichit de perspectives nouvelles, lesquelles ouvrent sur une compréhension élargie et sur une émotion bouleversante, sans doute imprévue :

" Au fur et à mesure que je notais les noms que j'entendais, je me sentis entraîné au sein d'une famille lointaine, je cheminais à côté de ces noms et inexorablement se tissait un lien fragile de parenté, de destins et une impression liturgique monta en moi. "

Ainsi, au fil des pages et des chapitres, " l'âme de Trieste " se dévoile-t-elle progressivement. Une âme complexe, riche de ses contradictions. " Au fil des rencontres " de Samuel Brussell s'élabore l'" Alphabet triestin ", qui noue ses ramifications bien au-delà de Trieste même. Tout un réseau satellitaire de personnalités amies ou proches, exilés ayant trouvé refuge en Suisse, artistes de la diaspora, malmenés par l'histoire et ses conflits, tisse sa toile mouvante à travers temps et espace. Chaque nouveau chapitre de cet étrange alphabet ouvre sur des perspectives insoupçonnées.

" Trieste semble être un suaire sur lequel on lit tant de traces de l'Histoire - dont l'histoire nationale n'est qu'un chapitre, qu'un aléa. "

Infatigable, l'écrivain consulte hommes et documents, suscite les récits de ceux qu'il rencontre, écoute et note. Peut-être a-t-il fait sienne une part de la méthode de Bazlen ; une manière bien spécifique de constituer des fiches, d'organiser ses données, de répertorier. Les réflexions sur l'histoire dense de la ville, sur sa double appartenance à l'Italie et à l'Orient, sur ses visées irrédentistes et ses richesses inestimables ; et toujours les zones d'ombres, restées inexplorées ou définitivement disparues. Pour Brussell comme pour tant d'autres sans doute, " [c]haque nom évoquait un personnage de la vie triestine, qui avait aimé Trieste ". Cette pensée émeut tant l'écrivain que sa plume en devient lyrique.

" Tous ces noms dessinaient un continent, en écrivait l'histoire [...] Chacun de ces hommes avait revêtu le doux nom de patriote. Et la patrie, l'immense patrie, habitait tout entière dans ce jardin qui s'étirait au milieu de la ville. "

Trieste inépuisable. Inépuisable " alphabet triestin ".

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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* ORT : Obchestvo Remeslenogo Truda, " Organisation pour les métiers de l'artisanat ", fondée à Saint-Pétersbourg. La citation en italiques est extraite d'un courrier adressé à Anita Pittoni par Vladimir Halpérin, daté du 12 juin 1964.