Stéphane Juranics, Silence du temps

Publié le 17 décembre 2020 par Angèle Paoli



Ph., G.AdC

e t si l'on se demande parfois Stéphane Juranics, SILENCE DU TEMPS
(extrait)
à quoi cela sert de parler
lorsqu'innommable
la violence de l'Histoire
s'impacte dans les corps
et dans les âmes
c'est là justement
qu'il faut noter Silence du temps, Poésie, éditions La passe du vent, 2020, pp. 23-28. Préface de Roger Dextre.

ce qu'on n'ose prononcer
la guerre des ombres
l'exode des visages
1915 Mouch
jour après jour
ces longues files effarées
un peuple entier
cherchant dans les montagnes
une frêle dernière chance
interminable chemin
dans le désert
où se grave son épitaphe
1944 Céreste
Roger Bernard gisant
dans l'ombre d'un mûrier
tournesol du maquis
fauché avant l'heure
coquelicot du Luberon
enlevé à sa terre
ses pétales jonchant la route
gouttes de sang d'un partisan
tombé pour nous
1956 Budapest
les chars faisant taire
une révolution sans mots d'ordre
sauf celui pour chacun
de fourbir sa voix
milliers d'antithèses
ardentes à s'écrire
versant l'acide
de leur encre rebelle
sur l'empierrante injonction
des dogmes
1991 Bagdad
une nation interrompue
par l'inintelligence des bombes
au nom du prix du pétrole
civilisation hébétée
d'un tel contresens
dunes d'adjectifs
inhumés vifs
sous l'impuissance verbale
de la puissance du feu
2002 Ramallah
ce poids de ruines
sur les paupières
l'ombre arrachée
aux forêts d'oliviers
journalier l'héroïsme des lèvres
sourdes au fracas des tanks
qui rend sourd
entre les barbelés
perçant les tympans du ciel
2013 Lampedusa
l'eau qui se noie
dans l'œil des réfugiés
aux rêves échoués
sur la grève
aux noms écorchés
sur les rochers
leur âme restée au large
et leurs visages
flottant à jamais
en surface de la mémoire
2015 frontière hongroise
d'heure en heure l'exil
à travers champs
la roue du sort voilée
par les cahots des prés
labourés de cohues
innombrables sillons
sans autres graines
que les gouttes de sueur
ensemençant la plaine
et partout
signes perceptibles des guerres
la brisure des voix
phrases écrasées
sous les chenilles de l'Histoire
les gestes nommant
sans le dire
la chair tuméfiée
la tragédie du sang
la terre enfouie
obsidienne fichée
dans le blanc des yeux
ça et là
sur la terre des chemins
les pierres scintillant
de rosée au soleil
comme autant de larmes
durcies dans l'herbe
non
rien de cela
ne doit être
passé sous silence
[...]