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Fabio Scotto, La Peau de l’eau par Sylvie Fabre G.

Publié le 19 décembre 2020 par Angèle Paoli

DANS LE TREMBLÉ DE LA VIE ET DE L'AMOUR

L a poésie n'est-elle pas la voix d'une parole qui fait scintiller des mots-étoiles dans la nuit et le vent, sur l'eau profonde et au-dessus du vide, en éclairant une vie qui donne à voir les signaux inséparables de l'amour et de la séparation, et qui, par là-même, fait entendre l'inachevé de notre condition ? Dans l'ouvrage La Peau de l'eau, publié cet automne aux éditions La Passe du vent, Fabio Scotto, poète italien, fait résonner sa voix en un recueil anthologique qui réunit des poèmes écrits en français entre 1989 et 2019. Dans quatre des parties, ceux-ci sont présentés dans une version bilingue et, fait rare, traduits par ses soins du français en italien. Cette originalité témoigne de sa relation profonde aux deux langues qu'il pratique de façon constante et qui sont mises ici en écho, devenant ainsi des passerelles mélodiques et des passerelles de sens dans la traversée poétique. La fréquentation du français, et la connaissance qu'en a Fabio Scotto de par son travail de linguiste, d'essayiste et de traducteur émérite lui permettent d'établir une véritable résonance entre les deux langues. Le recueil, qui balaie plus d'une trentaine d'années de création, met aussi en lumière l'unité de son œuvre dans la durée. Cet éclairage dans le temps souligne l'élan d'une quête existentielle et poétique où se conjuguent, sous différentes formes, apparition et disparition, autour de l'axe principal du lien à soi, à l'autre et au monde.

L'anthologie, construite chronologiquement, débute par des poèmes aux vers courts, aux strophes brèves, qui sonnent déjà comme un avertissement. Sur ce chemin dès l'abord ouvert musicalement, le poète (nous) murmure qu'on ne traverse pas impunément le temps, même avec " un cœur " d'" enfant " ou d'amant. Dans le passage d'une époque à l'autre, d'un poème à l'autre, d'une langue à l'autre, il nous rappelle ce que nous ne pouvons ignorer : la vie est partition d'inouïe lumière autant qu'" ombre infinie ". Le désir humain et l'intensité de la langue ne sont pas suffisants pour faire que la ligne droite ne devienne aussi ligne brisée. Fabio Scotto réduit la faille par une écriture comme lui vouée à des amours finies, à des pages tournées, à un chant inachevable.

Dans la première partie du recueil, l'image fugitive des jeunes filles surgissant " collées à la nuit " au détour d'une rue de Florence, puis, quelques vers plus loin, l'évocation du poète qui " parcourt le jour " " vêtu d'un brin de sable ", en sont les premières illustrations symboliques et orientent le lecteur. Ces métaphores, comme le titre de la première partie, L'Avis de la mort, l'alertent en effet sur la tonalité générale, élégiaque, de l'ensemble du livre, que renforcent les derniers vers du Cirque au bord du lac, mélange de dérision et de nostalgie.

" Le cirque s'en va demain
(Ungaretti, Volodine, Moravagine)
Vers le nord ou vers la mer
Triste défilé

Sa trace en nous
Qui dansons sur le vide
Un rire aux larmes
Intarissable, subit
La glace fondue dégouline, tu sais
C'aurait pu être la vie... ".

Cahier préalpin, écrit presque dix ans après L'Avis de la mort, introduit d'autres apparitions en égrenant toute une série de lieux qui offrent leur intitulé aux poèmes de cette sixième partie. Leur nomination précise - Gavirate, Castiglione Olona, Varèse, Luino... -, crée un voyage sonore et intérieur qui fond le paysage des Lacs italiens et de ses protagonistes dans une terre habitée et dans l'histoire singulière et collective qu'elle contient. Cette appartenance renvoie le lecteur aux proses de Sur cette rive, paru en 2011 aux éditions L'Amourier ( A riva, NEM, 2009), où le poète, comme dans La Peau de l'eau, navigue entre les deux âges initiatiques - enfance-adolescence -, et l'âge adulte où se vivent la confrontation avec la réalité et la perte des illusions. On verra d'ailleurs que cette anthologie personnelle, qui couvre une temporalité large, Fabio Scotto la termine dans la dernière partie inédite, " L'À-Venir ", en abordant aux rivages où désormais il se tient : ceux d'un présent vieilli où le poète se retourne sur sa vie et semble dresser un bilan, plutôt amer, de ce qui a été et surtout de ce qui est :

" Vie, qui t'en vas

à chaque instant perdu

[...]

vie qui es illusion,

sale promesse

tristesse bleue

comme tes yeux qui l'avalent " .

Dans tout le recueil, le traitement du temps entremêle donc écriture du maintenant et écriture de la mémoire. Les verbes y sont le plus souvent au présent, comme si le passé, inclus, continuait à s'y vivre, comme si le futur était rendu inaccessible :

" Demain ne viendra pas

demain il sera trop tard ",

confie l'un des derniers poèmes tiré " D'une Terre " (V). C'est d'ailleurs avec l'anticipation de sa propre mort que le poète clôt le recueil in " L'À-Venir " :

" Le jour de ma mort il fera beau

Des amis suivront le cortège funèbre " (X).

Dans les vers suivants, télescopage imagé de son espace intérieur, lui-même se vit agonisant, puis cadavre énucléé :

" À l'heure où moi, je meurs seul

à l'orée du bois

Puis les corbeaux en criant

m'arrachent les yeux ".

Le registre dramatique, amplifié par cette âpre vision que soulignent les allitérations en [R], éclaire le fond obscur d'une douleur qui broie l'être entier. Mais ne traversons-nous pas tous en aveugles la vie et plusieurs morts avant l'ultime ? Ne nous sentons-nous pas nous aussi parfois des morts-vivants ou des survivants ? Les ténèbres extérieures et intérieures sont des thèmes récurrents dans l'œuvre de Fabio Scotto où l'homme poursuit une chasse au bonheur qui toujours se dérobe et le laisse face au néant.

Pris dans la spirale du temps, le poète résiste en portant son attention sur les formes, les mouvements, les sons et les couleurs d'une réalité qu'il veut saisir et explorer dans l'ici. Sa captation (nous) invite au partage d'une expérience à la fois sensorielle, mentale et émotionnelle des lieux, des choses et des êtres. On y respire une douceur du monde qui n'est pas sans violence :

" Silence

Paix

Mais ce printemps venteux

arrache les fleurs aux balcons

gèle le sang " (" Castiglione Olona ", Cahier Préalpin)

et une beauté qui n'est pas sans laideur :

" Le soir on va au marais

se salir dans la cannaie

sur des ponts tremblants

au-dessus des décharges industrielles " (" Angera ", Cahier Préalpin).

Pas d'utopie, quelle qu'elle soit, chez Fabio Scotto, qui sait reconnaître les maux néfastes de notre société. Dans les dernières parties du recueil, l'évocation de l'eau lève encore d'autres images, plus terribles, sur la vérité du monde. Car la parole de l'écrivain n'oublie ni l'insensé atemporel ni les maux contemporains : sa lucidité regarde une immanence où règne le mal absolu qu'il dénonce dans la " Lettre à Oradour " ( Les Dieux étouffés, 1946) dédiée à Jean Tardieu. Barbarie, destruction, famine, " Exode " sont autant de mots qui font de " notre peau, une plaie " et de notre voix " un cri ". Ce cri résonne dans tout le recueil, il remonte des abysses de la Méditerranée, s'élève " du fond des ruines d'un pont de Gênes " ou plane sur le théâtre des guerres. Il est celui des migrants, " frères morts / noyés parmi les vagues " et de tous les corps-cœurs meurtris par l'indifférence, le désamour ou la haine sur cette terre. Dans la voix du poète, il devient le chant humain d'une souffrance déjà inscrite sur les visages peints par Munch ou par Bacon.

Fabio Scotto cependant n'oublie jamais les grâces accordées par la vie, ni leurs objets. Et d'abord la " grâce du vu ", sa magie. Les poèmes célèbrent aussi bien le " désert aquatique / où les nuages joignent / la traînée jaune de l'horizon " que " la joie de la pierre sculptée par le vent " ou l'arbre dont " les branches deviennent ses bras ". Reflet de l'état d'âme, beauté sensuelle du vivant, tissé de présences vibrantes et d'osmose accomplie, le monde est là, avec ses bords de lacs, ses campagnes océanes ou méditerranéennes, ses " aubes simples " et ses couchants au " Miroir du soir ". Le dehors, paysage naturel ou urbain, est très prégnant dans Voix de la vue (1952) et dans toutes les autres parties du recueil à travers des descriptions fondues à l'expression des sensations et des sentiments mais aussi à une méditation. On reconnaît là le traducteur de Bernard Noël dans l'importance donnée au regard par Fabio Scotto pour qui " voir est un acte ". Tous les sens sont évidemment sollicités dans sa poésie " écrite avec son corps " et qui joue sur les sonorités, la rythmique et la ponctuation autant que sur les images. La dimension picturale de certains poèmes relie souvent la poésie à l'art. Ainsi il n'est pas étonnant que deux parties du recueil correspondent à des livres d'artistes réalisés par Fabio Scotto avec Colette Deblé et Martine Chittofrati et que bien d'autres poèmes, au fil du recueil, évoquent la musique ou des tableaux. Dans Esquisses italiennes, par exemple, ouvrage paru en 2014, une suite rêveuse mais précise accompagne toute une série d'œuvres autour des hauts-lieux de Venise et de Rome. Elle témoigne de la sensibilité de l'auteur à " un visible " dont il faut soulever le voile pour accéder à l'invisible et à ses métamorphoses.

" Qu'est-ce que le corps pour la lumière ?

La vie jaillit d'or des eaux troubles

Corde tendue sur l'abîme

Elle se penche pieds nus

l'air caresse ses jambes

Et toi qui l'aperçois de loin

de la fenêtre d'en face

tu es de quel temps,

de quelle galaxie,

de quel vent ? " (" Église des Scalzi " in Esquisses italiennes).

Ces quelques vers nous ramènent au thème principal du recueil et de l'ensemble de l'œuvre de l'auteur. C'est en effet la question de l'identité et de l'amour, compris aussi comme désamour, incommunicabilité et éloignement dont il est question et qui fait question.

Chez Fabio Scotto, la quête inquiète, mais passionnée, de soi et de l'autre est à la source même de la vie et de l'écriture. Elle se heurte toujours à l'impossible qui se confond avec la perte, mais son possible se prolonge dans " un chant de disparition " comme dans la très belle septième partie, au titre évocateur, L'Ivre mort, publié en 2007. Ce chant emporte la barque de l'écriture, de rivière heureuse en fleuve des amers, avec son passager étreint par la même soif inapaisée et inapaisable de l'Un. Comment s'amarrer aux rives toujours fuyantes de l'amour et garder vifs le transport du corps et la plénitude de l'âme un jour vécus, si ce n'est en les posant dans " l'ivre livre " qui transcende la vie en une autre vie et donne à l'amour sa vraie lumière ? Pour le poète, la poésie est peut-être une tentative de réponse à l'énigme, une voie d'accès à cette " éternité " rêvée, " mer allée/avec le soleil " qu'évoquent Rimbaud et Le Livre de Mallarmé ( Variations sur un sujet, 1895) mis en dialogue. Ainsi, au cours du recueil, nous assistons à une descente amoureuse et poétique qui est aussi une remontée, à des naissances qui sont aussi morts annonciatrices de renaissances. La séparation et la solitude, thèmes essentiels, y sont montrées natives car venant de la présence elle-même et retournant toujours à la présence. Cette présence rayonnante, souveraine, que la femme aimée, en ses multiples visages, dispense puis retire, renvoie l'homme à sa dépendance et au désespoir, avant que " le seuleil " et le " cercoeil ", mots-valises du désastre, ne redeviennent simples vocables, seuil d'un nouveau soleil, à coup sûr celui de la langue.

De la rencontre amoureuse, Fabio Scotto écrit avec lyrisme l'enchantement, l'ivresse des corps et la joie d'une fusion vécue à l'origine et réinventée, comme le fait la femme des lavis de Colette Deblé à qui Fabio Scotto donne voix dans les Haïkaï (Fragments du corps rouge) de 2007. La dimension érotique occupe une grande place dans ce recueil aux vers-blasons qui célèbrent la féminité et l'emportement du désir. " Les beaux yeux ", " le paradis de chair " suscitent l'extase mais révèlent aussi une face sombre. À l'instar de Baudelaire et de certains surréalistes, le poète montre la femme capable de fausseté et d'adultère, pire encore, sujet de trahison et de cruauté. De l'adolescente " blonde aux yeux noirs ", entrevue " un dimanche devant la gare ", à la femme mûre " qui porte un secret dans ses viscères " et dont la danse est " sous les yeux des dieux ", toutes, si elles font de l'amour charnel un zénith, si elles touchent " de leurs ailes " le cœur de l'homme et " émeuvent " son âme, se révèlent en même temps les figures du manque, de l'abandon et de " la chute ". Les amants, tour à tour " ange mortel " et " ange noir ", finissent en " anges déchus ". Certes ils connaissent l'acmé mais, très vite aussi, le déchirement et l'absence. Le riche lexique autour du sang montre le poète martyrisé et agonisant, une fois l'aimée en allée et devenue inaccessible. Dans la dernière partie (L'À-venir), celle qui se cache derrière le " A. " de la dédicace " s'en va/sans tourner le dos " mais le laisse exsangue, " le froid aux os " et désespéré.

L'" à-venir " serait-il désormais une béance, un vide à épouser pour celui, proie d'amours éphémères, qui ne tient dans ses mains que " le rien " ? L'amour, écrit Fabio Scotto, se réduit à " une chanson pour personne / et le reste est la cendre / que tu éteins sur la cendre " (" La douce blessure, La dolce feria " in Le Corps du sable, L'Amourier, 2006). La parole ne serait-elle alors que " le moyen de se multiplier dans le néant ", comme l'écrit Paul Valéry (" Petite lettre sur les mythes ", Variété II) cité par Fabio Scotto dans Le Corps écrivant. S'il n'y a pas de salut, et nulle consolation, l'homme perdu devient " le perdant ", un naufragé sans identité et sans goût de vivre. Le " je " n'existe que dans le lien au " tu ", au " on " ou au " nous " vécus dans le face-à-face intime et, nous l'avons vu aussi, dans le partage d'un destin collectif qui nous lie. Si, dans la relation, l'un est exclu ou nié, l'autre est renvoyé à une sorte de non-être. Le déroulé de regards, de sentiments et de pensées qu'offre le recueil dresse en filigrane un portrait du poète. Ainsi l'apparition de la silhouette de Guido Morselli, écrivain méconnu de Varèse, " traversant la place du Marché / déjà déserte / à six heures du soir ", au début du recueil (" Varèse ", Cahier préalpin), est suivie de l'identification ironique au cygne de Caldé qui meurt " du plomb dans l'aile ". Ces signes d'un état intérieur mettent à nu une déréliction exprimée aussi par la finale verlainienne de " Luino " (Cahier préalpin) :

" La vie est manque

j'aime son absence

J'attends la pluie ".

Et cette dernière, à la mélancolie assumée, arrive même à " effacer " jusqu'aux mots du poète emportés par " le vent ".

La vie, ce réel auquel chacun se confronte, nous déborde toujours, telle est la leçon du recueil. La voix qui y chante nous apprend son mystère indépassable et notre exil : dans l'amour, le plus proche est toujours déjà le plus lointain, mais sa rencontre nous constitue. Après la joie, la disparition laisse au sillage des jours l'a-joie, sa plaie jamais cicatrisée. Le temps s'acharne, c'est vrai, à nous dépouiller, multipliant les défaites et les deuils. En emportant les aimés, il laisse dans un silence où chacun se tient seul comme devant la mort. La félicité " que je croyais atteindre " reste insaisissable, écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe, et Fabio Scotto ne le démentirait pas. La séparation, comme l'adieu, est le lot de chacun, qui doit trouver en soi les ressources pour continuer. Le poète de La Peau de l'eau, ami de Tardieu, de Bonnefoy, de Noël et de tant d'autres, pose dans ce recueil les pourquoi et les comment qui nous taraudent. Au bord de l'abîme, lui-même rongé de révoltes, de chagrins et de doutes, assiégé par la désespérance, il ne livre pas de réponse. Mais il garde encore, par-delà ses morts et la mort, le geste d'écrire qui donne son tremblé à la vie. Au terme de cette traversée, le dernier poème du recueil apaise sans la nier la blessure inguérissable avec le mot de " pitié " dont a tant besoin l'humain. Et l'arbre contre lequel s'adosse celui qui prononce ce mot, debout entre terre et ciel, transfuse en sa voix la sève : le poème est bien " l'amour réalisé du désir demeuré désir " (René Char, Fureur et mystère, 1948).

Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
pourTerres de femmes



Fabio Scotto, La Peau de l’eau   par Sylvie Fabre G.


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