Noël 1944 | Anita Pittoni, Journal 1944-1945

Publié le 25 décembre 2020 par Angèle Paoli

Noël 1944, sept heures du soir

L a musique de Brahms emplit l'air de la pièce. C'est la Deuxième Symphonie. Je me sens transportée. Par d'autres choses aussi. Si nombreuses. Je ne saurais dire aujourd'hui ce que je sens au fond de moi, une crue me submerge. Je me laisse glisser dans cette solitude accompagnée. J'ai laissé les amis avec lesquels j'ai partagé de si longues heures depuis hier, depuis avant-hier, sans interruption.

Voilà que déjà tout s'éloigne et devient souvenir. Tout le parfum de ce souvenir m'enveloppe, comme des bras d'une extrême douceur. Mon sens de l'amitié devient toujours plus vaste et plus complexe, il franchit toutes les limites imaginables et me donne véritablement le sentiment de l'amour infini. Et la musique est le souffle de ma respiration.

J'ai vu ce matin une tête de Shiva de Mascherini, qui m'a fascinée. Cela me rappelle un souhait que j'ai exprimé il y a quelque temps : je voulais me tenir sur le plus haut sommet de la Terre face à la mer et son mouvement perpétuel, et me transformer en pierre. Le sens oriental, profond de la vie, avec son harmonie entre karma et esprit, vit en moi, qui sait par quel étrange hasard. Shiva doit être regardé dans sa sérénité accomplie et il est bel et bien la lumière que j'adore, que je désire ardemment rejoindre et contenir.

Ce Noël est le premier de ma résurrection. Je revis, accompagnée par le chant de mon âme, il m'arrive la plus grande joie que l'on puisse imaginer. Ma tête est lasse, mes pensées se succèdent à l'infini, l'une à la suite de l'autre, reliées l'une à l'autre. Je les sens ce soir, sans pouvoir les arrêter, je les sens comme une grande richesse que je possède et vraiment je comprends ainsi toute ma vie antérieure, je comprends toute la sagesse de chacun de mes états les plus inhabituels, comme si, à ce point d'arrivée, tout se conciliait.

Cette joie est toute à moi, pour moi seule, je ne peux la communiquer, même si j'en ai envie, elle reste entière et pour moi seule, même si je ne le souhaite pas, elle m'appartient, je la possède totalement, j'ai enfin l'impression très claire de posséder quelque chose. Voilà pourquoi je n'ai pas pu, pourquoi je n'ai pas voulu posséder quoi que ce soit d'autre.

Je n'aurais pas eu assez de place au-dedans de moi. Comme je suis heureuse même d'être fatiguée, comme je suis heureuse de me laisser aller et de jouir de ce moi-même qui n'est plus à moi, lui non plus. De moi, il ne reste que la joie de cette richesse qui me fait revivre.

[Onze heures et quart]

Joyeux Noël !

J'espérais faire une promenade " en couple idéal " dans la splendeur de cette matinée de Noël.

Giani

" Va, pensée, sur les ailes d'un chant... " **

Anita Pittoni, Journal 1944-1945 [ Diario 1944-1945, Libreria antiquaria Drogheria 28, Trieste, 2012], éditions La Baconnière, 1207 Genève, 2021, pp. 73-75. Préface de Simone Volpato. Postface de Cristina Benussi. Traduit de l'italien par Marie Périer et Valérie Barranger.
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** A. Pittoni, " Il senso della Materia ",Lil, 5, 1934, p. 14.