sera en librairie le vendredi 5 février 2021, merci à Serge Safran pour le SP !
" Je ne suis jamais retournée à Venise.
Ch aque fois que j'ai failli l'apercevoir, dans un film où dans un livre, j'ai détourné les yeux. "
Aude se raconte : à soixante ans, elle vient de décider enfin de se pencher sur son passé, de le ranimer après s'être appliquée à tout oublier.
S'il n'est pas trop tard, elle veut retrouver Alice, son amie d'enfance et de jeunesse.
Elles avaient vingt ans quand elles se sont perdues au printemps 1976.
Elles venaient de passer quelques mois dans une colocation étudiante installée dans un palais vénitien vétuste.
C'est Alice qui avait fait venir Aude : " À Venise, il y a toujours des histoires, rejoins-moi ! "
de Dominique Paravel est un roman ensorceleur au charme acide, sur l'empreinte d'une amitié rompue mais jamais oubliée, avec Venise en décor somptueux et vénéneux, les années rouges en Italie, la lutte armée ouvrière, la bohème étudiante...
Aude et Alice vont-elles finalement se rejoindre, se reconnaître, si longtemps après ?
Est-il trop tard ?
Qu'est-ce ou qui les a séparées ?
" C'est étrange ce désir de se revoir, et une fois que ça a eu lieu, ce désintérêt.
Est-ce la même indifférence qui est en train de nous gagner, qui nous gagnera, Alice et moi, si un jour nous nous retrouvons ? "
Pour ne rien divulgâcher je devrais m'arrêter là et vous inviter simplement à vous immerger séance tenante dans l'histoire de la disparition d'Alice et de la quête d'Aude..
Ce qui suit sont des notes éparses, mes interprétations, des choses ressenties ou imaginées, qui tombent peut-être juste, peut-être pas.
Je les ai relevées au cours de mes deuxième et troisième lectures !
Dès la première lecture (pour les personnages, l'histoire) j'ai cru deviner des influences, des références, des pistes, qui m'ont intriguées, attirées.
Alors j'ai relu, encore, encore : je ne fais pas ça pour toutes les nouveautés que je lis, mais quelques fois : si.
Je ne dis pas qu'il faut faire comme moi : le plaisir est grand de lire d'un coup d'un seul ce beau roman, de s'immerger, de se laisser faire sans chercher comme je fais des indices, des pourquoi, des comment... (conseil : si vous êtes comme ci, arrêtez vous là, ne lisez pas plus loin !).
L'amitié entre Aude et Alice se noue à l'école primaire à Lyon ; attirance des contraires : fascination d'une petite fille sage et peu sûre d'elle pour une enfant rebelle et libre. Autant Aude est sujette aux angoisses morbides, autant Alice est une fonceuse qui sait ce qu'elle veut et se rit de ses handicaps.
Plutôt que poursuivre des études classiques comme son amie, Alice part pour Venise et s'y inscrit à l'école des Beaux-Arts. Aude est dévastée, perd son phare, son guide, ses repères.
Lyon, octobre 1975 : Aude est en prépa pour Normale Sup, elle fait un malaise et s'effondre en plein exposé alors qu'elle commentait d'Apollinaire.
C'est un déclencheur : Aude décide de tout quitter et rejoint Alice à Venise. Elle vit pendant quelques mois la vie bohème du phalanstère cosmopolite dans lequel son amie l'a introduite. Elle suit le mouvement, cherche et croit trouver l'amour. La ville lacustre la trouble et la séduit complètement, nourrit son côté fleur bleue, et lui donne l'envie d'écrire un roman.
" Nous avions vingt ans, Venise nous appartenait, était notre terrain de jeu. On marchait sur les toits. On écrivait des romans sur les murs. On volait le pain et le vin. On était à l'autre bout de tout. "
" Nous avons eu la plus folle des jeunesses dans la ville la plus fabuleuse du monde, nous devions nous en montrer dignes. J'ai moi-même failli à la tâche mais je comptais sur les autres. "
Lorsqu'Alice disparaît mystérieusement en avril 1976, Aude revient à Lyon et sombre dans la dépression.
Les années passent. Mal mariée, désenchantée, sarcastique, Aude donne des cours de français pour étudiants étrangers. Elle n'écrit plus.
Lyon, octobre 2015 : lors d'une conférence sur la poésie, Aude revit le malaise de ses vingt ans en écoutant une analyse du même poème 1 d'Apollinaire qu'en 1975 !
Nouveau déclencheur, nouveau moment de bascule dans le roman : Aude décide de se lancer sur les traces d'Alice, cherche à retrouver ceux des anciens amis de Venise qui peuvent encore lui parler d'elle, se fait aider par une femme détective, retourne à Venise...
La construction du roman, chargée de sens, éclaire le lien entre les deux femmes, si différentes.
Aurore est la narratrice des quatorze premiers chapitres.
En alternance, un chapitre sur deux raconte son passé, à Lyon d'abord, à Venise ensuite.
Le chapitre suivant, c'est le présent d'Aude à Lyon, de nos jours.
L'enchantement vénitien et l'aventure alternent avec la grisaille et l'ordinaire lyonnais, le désenchantement succède au chatoyant, jusqu'à ce que Aude subisse un choc qui la ranime après quarante ans de léthargie, et qu'elle parte pour Venise.
Dans le quinzième et ultime chapitre, l'alternance se joue entre sous-chapitres très courts. Un sur deux pour Aude (je), l'autre pour Alice (elle). Pour la première fois depuis le début du roman, une voix est portée par la disparue.
Il y a des correspondances autres que le poème d'Apollinaire dans les deux temporalités du roman, et des réminiscences décalées : les saisons sont les mêmes, à Venise comme à Lyon, l'automne et le début de l'hiver, des fêtes de fin d'année (un concert fantomatique sur une île de la lagune, un dîner de Noël au MacDo de Lyon !), l'eau du Grand Canal et les courants de la Saône et du Rhône.
Une autre correspondance spatio-temporelle que je suis particulièrement enthousiaste d'avoir remarquée donne le vertige ; elle me rend très très admirative du talent de la romancière !
Venise, 1976 : Alice et Aude sont assises sur les marches d'une église ; Alice porte un grand chapeau violet qui masque son visage ; elle attire l'attention d'Aude sur une passante : " Une femme aux cheveux gris, avec un pantalon noir et un blouson en jean. Elle te ressemblait incroyablement. Tu ne l'as pas vue ? Non. "
Venise, 2016 : avant de partir, Aude s'était fait couper les cheveux et teindre en gris fer ; à l'hôtel elle aperçoit son reflet dans un miroir : " une femme en pantalon noir et blouson de jean, apparition échappée d'un avenir où elle n'a pas trouvé sa place. " ; sur le parvis d'une église Aurore observe les jeunes qui se prélassent au soleil : " deux filles parlent bas, leurs genoux se touchent, celle qui porte un chapeau violet me jette un coup d'œil et m'indique à sa compagne, je baisse la tête, je hâte le pas. "
Cette irruption de la prémonition ou de l'incarnation du déjà-vu font naître une impression de fantastique qui m'a rappelé la formidable nouvelle Ne vous retournez-pas de Daphné du Maurier (1971) qui se déroule à... Venise. D'ailleurs, plus tôt dans le roman il y a cette étrange rencontre que fait Aude à Lyon et qui me fait aussi penser à la nouvelle anglaise :
" Le vent qui se lève arrache quelques feuilles aux marronniers. De loin, je crois que c'est un enfant déguisé en elfe, perruque verte, bas rayés. De près c'est une vieille femme édentée, appuyée contre un arbre. "
De l'étrangeté, mais aussi de la drôlerie et du sarcasme, comme ici :
" Julius s'est surpassé, il a sublimé la caille aux figues, le veau à l'oseille, le chien aux carottes, la vessie de marmotte à la bordelaise. [...] j'apporte le dessert lui-même apporté par Anaïs et Charles, un gâteau hybride tenant du saint-honoré et de la tarte aux airelles, quelle merveille. "
On retrouve la Dominique Paravel de Giratoire, incisive et moqueuse dans la description d'un projet artistique citoyen : une oeuvre constituée de centaines de brosses à dents usagées ; les enfants des écoles sont ensuite conviés à la "cueillette" des brosses puis à participer ensemble à leur recyclage : nettoyage d'appareils culinaires, confection de jouets et objets pour la maison, et surtout... création d'autres installations artistiques sur le modèle de la première ! Vidéos et conférences, s'en suivront...
Il y a aussi le projet d'architecture urbaine que dirige le mari d'Aude : un circuit de circulation écologique et ludique pour centre commercial !
" Une harmonie parfaite autour du concept d'intimité. Les enseignes seront spécialisées dans l'équipement de la maison et s'occuperont aussi de la vente de produits bio provenant d'une ferme installée au centre. Les clients circuleront en cercle, c'est absolument nouveau. "
Si je me perds (et vous perds peut-être) dans des observations minuscules, c'est que ce roman est d'une incroyable richesse et qu'on peut l'aimer pour des raisons très différentes (politiques, sociales, sentimentales, artistiques, psychologiques, féministes, littéraires, poétiques, et j'en oublie).
N'est-ce pas le propre d'un excellent roman, voire d'un roman culte ?
Chaque lecteur composera son propre cocktail, dosera à son goût violence, folie, générosité, humanisme, inventera sa propre Alice, visualisera sa propre Venise.
Si vous aussi faites des découvertes à la lecture d' Alice, disparue : mettez un commentaire au bas de cette note de lecture ! Merci !
L'eau verdâtre creusée par le sillage des bateaux. Les mouettes arrogantes perchées sur les pieux cerclés de rouge. Le doux marbre usé des parapets. Les lions emperruqués, bas du cul, qui traînent des ailes de pélican. Un pigeon descendant les marches d'un pont, mal assuré sur des pattes rongées par l'eau ou les rats. Les roquets furieux à la proue des bateaux. Une grosse dame en pantoufles appuyée contre le mur. Des groupes d'écoliers en tabliers noirs ornés de rubans bleus. Un marchand de fleurs ambulant qui chante à tue-tête. Les reflets mouvants sous l'arche des ponts, le goût du café, le goût du sel, l'odeur qui monte à la tête, au cœur.
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(1) Chantre, Guillaume Apollinaire, Alcools, 1898-1913
" Et l'unique cordeau des trompettes marines " (monostiche)