Brina Svit, Le Dieu des obstacles par Angèle Paoli

Publié le 11 janvier 2021 par Angèle Paoli

L'EXPÉRIENCE ÉMOUVANTE DE LA MODESTIE span>

J' ai reçu ces jours-ci sur mon smartphone un message de mon amie slovène, la romancière Brina Svit. Elle ne retrouve plus mon adresse postale et souhaiterait me faire parvenir son dernier ouvrage. " Ton dernier roman ? Je l'attendais, justement, j'étais étonnée de ne pas l'avoir reçu ! ". Je suis en effet une fidèle lectrice de l'œuvre de la romancière depuis ses tout premiers pas en écriture ; accoutumée, tous les deux ans, au moment de la rentrée littéraire, à ce que l'auteure de Con brio (1999) ou des Nouvelles définitions de l'amour (2017) m'adresse son dernier Gallimard. " Non, pas mon dernier roman. Un petit livre. Un récit, tout autre chose ". Elle ne m'en dit pas davantage. Je l'imagine, un sourire modeste au coin des lèvres et un regard brillant d'étincelles.

" Le petit livre " a été glissé dans ma boite aux lettres ; il s'intitule Le Dieu des obstacles. En première de couverture, une photographie sépia signée Françoise Nunez. Une photo datée de l'an 1994, où figure en gros plan une énorme rocher tout en rondeur, quasi lunaire, sis en équilibre sur le sommet d'une colline. Mahalipuram. Sous l'ombre de la pierre, un homme semi-allongé, de dos, en méditation peut-être. J'imagine quelque Sisyphe indien méditant sur son destin. À l'écoute de Ganesh. " Un demi-dieu bienfaisant, celui qui met des obstacles sur notre route et les enlève quand on n'en a plus besoin. "

Récit autobiographique construit selon la règle des trois unités (temps/lieu/action), Le Dieu des obstacles contient toutes les composantes d'une tragédie. Avec, au fil des jours, la montée insidieuse d'une tension, perceptible à certains détails annonciateurs, habilement disséminés dans le cours des chapitres.

Le récit s'étire sur une durée d'un mois, dans un temps immobile rythmé par la vie régulière au sein du centre ayurvédique du Kerala. Unité de temps, unité d'action. Un récit qui se lit d'une traite. Brina Svit vient de débarquer dans un aéroport du Sud de l'Inde au nom qui n'en finit plus : Thiruvananthapuram. C'est son premier voyage en Inde. Une découverte. Un taxi attend qui doit conduire à l'Ayurmana Dharma, le centre ayurvédique où Brina Svit s'apprête à séjourner. Pour quelle raison ? Elle évoque un désordre psychique consécutif à un échec, responsable de douleurs physiques. Un mal de dos auquel il faut barrer la route. La cure ayurvédique est la solution envisagée pour la guérison de ces maux. Si le centre est très accueillant, il n'en demeure pas moins un lieu clos, bouclé par " un grand portail métallique ". Unité de lieu.

Très vite, un danger venu d'ailleurs et mal identifié rôde jusqu'à une déflagration imprévue.

" Nous sommes au début du mois de mars, le 2 pour être précis, et le virus ravage le nord de l'Italie. La petite Slovénie à côté se demande si elle ne devrait pas fermer ses frontières. "

Le premier niveau narratif tourne tout entier autour des activités, rituels, soins, liés au centre, un centre de renommée internationale. Les gestes s'échelonnent au fil des jours, entre apprentissages divers, séances de yoga et de méditation, promenades dans le parc aux frondaisons luxuriantes, repas exquis à base de riz et de légumes, soins du corps aux huiles végétales douces et revigorantes, salutations au soleil... le tout sous le regard et les prescriptions de la belle Maya, médecin pilote des lieux et de son équipe, attentionnée et attentive. Des thérapeutes souriantes, aux gestes souples et vigoureux, en charge du suivi de l'évolution psychique, mentale et physique du groupe. Car Mam', - c'est le surnom que l'une d'entre elles a donné à Brina - n'est pas seule. Autour d'elle et avec elle, des hommes et des femmes, surtout des femmes, qui suivent les mêmes étapes de réjuvénation. Laquelle doit aboutir au basti final. Le grand lavement purificateur.

À dire vrai, s'il fallait s'en tenir à cette seule trame narrative, un manuel consacré à la médecine ayurvédique aurait suffi. Mais il y a bien d'autres chemins et cheminements dans ce récit et c'est leur entrelacement qui en fait tout l'intérêt. Car Brina Svit est une romancière qui jamais ne perd son fil rouge, et c'est là que se déploie son talent d'écrivain.

Le récit s'adresse à trois dédicataires :

À mes personnages,

aux filles de Meghalaya

et à nos amis les corbeaux

À moi-même, la lectrice de toujours, comme le souligne la dédicace personnelle.

Des corbeaux, les arbres en regorgent. Ils sont familiers du lieu et habitent le décor. Avec leurs airs de " commissaire-priseur ", ils deviennent au fil des jours des personnages à part entière - tout comme les arbres - que la narratrice observe avec intérêt et tendresse. Originaires du nord-est de l'Inde, les filles du Meghalaya -Dasamanki, Nisha, Mika - ont quitté leurs montagnes pour venir travailler au centre. Peu à peu se précise le vécu de ces paysannes exilées par nécessité vitale, en relation avec une région bien particulière de l'Inde. Quant aux personnages, ils sont nombreux. Outre le personnel du centre - les cleaning ladies, les kitchen ladies, le jardinier, les doctoresses, le yoga teacher, les thérapeutes chargés de l' abhyanga...-, est présente la société cosmopolite des résidents. Monica la Brésilienne, trois Oxford ladies, Stefan un Allemand tatoué, qui porte toutes ses femmes sur son corps, deux Françaises, un Kéralais, " une grande Belge tatouée ", elle aussi, " Gilles, un jeune Flamand romantique, tout droit sorti d'un roman de Hermann Hesse ", trois Indiens, une Portoricaine, " une Slovène qui vit à Paris ". " Et une Malaisienne fantomatique "... Chacun de ces personnages joue son rôle le moment voulu. Et fait part à son entourage de ses pensées, de ses réflexions sur le monde tel qu'il va. Mal. Mais il y aussi les personnages secondaires, peu visibles si le lecteur n'y prend garde. Ceux de la romancière indienne Arundhati Roy, dont Brina Svit a emporté avec elle le premier roman, Le Dieu des Petits Riens, dont l'action se déroule justement ici, au Kerala. Un ouvrage qui accompagne Brina Svit et qui enrichit sa perception des lieux et des personnes par l'établissement de correspondances entre ce qu'elle voit et ce qu'elle lit.

" Anju... une Kéralaise... me fait penser à Ammu, la mère des faux jumeaux dans le roman d'Arundhati Roy... ".

Une opportunité pour la romancière de peaufiner son approche des caractères de chacun. Et de les situer dans leur histoire originelle. Quant à Arundhati Roy (et à ses faux jumeaux), elle est née, comme Damasanki, dans l'État du Meghalaya, " à l'autre bout de l'Inde ", " à la frontière du Bangladesh et de la Birmanie. " Est-ce vraiment une coïncidence ?

D'autres personnages plus épisodiques s'immiscent dans le récit. Deux amies slovènes de Brina Svit, Janja et Manca. La première lui ayant conseillé ce centre qu'elle connaît bien ; la seconde lui ayant confié ce message avant le départ pour l'Inde :

" Ne te souhaite pas un chemin facile... souhaite-toi un pas léger. "

La lectrice assidue que je suis croise au passage des personnages de romans antérieurs : Lisbeth Sorel, héroïne du roman Une nuit à Reykjavik ou Valérie Nolo, le double de Brina Svit dans Coco Dias ou la Porte dorée. Sans compter les personnages que Brina a abandonnés contre son gré, dont elle sait presque tout, et sur le devenir desquels elle continue de s'interroger, quoi qu'elle en dise. Car ceux-ci poursuivent leur chemin en elle et c'est à cause de cette obsession qu'elle est ici, au Kerala. L'échec dont elle souffre et dont elle tente de se guérir, c'est celui de son dernier roman. Celui qui devait sortir à l'automne et que l'éditeur, pour la première fois, n'a pas souhaité publier. Raison officielle donnée par l'éditeur : il y a trop de personnages. Et puis, elle devrait écrire son roman à la première personne. Mais un autre éditeur lui a soufflé une autre raison, plus cruelle celle-là : peut-être Brina Svit fait-elle aujourd'hui partie de ces auteurs dont les ouvrages se vendent insuffisamment... Bien sûr, " ce n'est pas la fin du monde ", essaie de se consoler Brina. Mais, malgré tout, ce mal-là, insidieux, sournois, la ronge et l'obsède. C'est là que se situe l'obstacle. Elle a beau essayer de se persuader qu'elle veut se détacher de son " travail d'écrivain ", ne plus y penser, ce mal est au cœur du récit, qui la taraude à son insu, ressurgit pour lui rappeler que Sabine, Philippe, Agathe, Timon et les autres personnages n'ont peut-être aucun avenir. " Je ne peux pas les enterrer vivants ", écrit-elle.

En réalité, Brina Svit se révèle être l'un des personnages du " petit récit " Le Dieu des obstacles. Au même titre que les autres curistes avec qui elle partage ses journées et à qui elle désire annoncer " qu'ils seront peut-être les personnages " de son prochain récit. Un récit en action qui s'écrit sur le vif, au fur et à mesure que la romancière dépose ses notes dans son carnet et que se déroule le séjour au Dharma. Et que se posent mille et une questions.

" Je me demande comment raconter les jours qui suivent et se ressemblent avant que ne surviennent le tonnerre, le bouleversement des choses, l'enfermement ".

Ou encore :

" Est-ce que je devrais appliquer à mon récit une technique de narration du roman pour donner une dimension romanesque au réel ? Ou alors me dire que le réel s'en charge bien lui-même... ".

Ou bien cette autre réflexion :

" ... [j]'ai eu une idée pendant la parade des éléphants, une idée de roman à deux personnages, un roman très simple, en apparence du moins, cela se compliquera par la suite, parce que rien n'est simple, surtout pas dans un roman, sinon ce n'est pas la peine d'écrire la première phrase. "

Mais Brina Svit évoque aussi ce que son prochain récit (celui-ci ? ou un autre à venir ?) ne sera pas :

" Ce ne sera pas le roman qui lève le rideau sur l'immense foule indienne de la fête de Shiva et la parade des éléphants. "

Ce sera donc tout autre chose. Un récit concentré sur les événements d'un seul mois, avec des êtres qu'elle ne reverra sans doute jamais. C'est bien d'elle que Brina parle, de sa passion pour l'écriture romanesque, qui ne lui laisse aucun répit ; et de son amour pour les personnages qu'elle met en place, comme sur un échiquier, tout en respectant le contexte dans lequel ils se révèlent à eux-mêmes et aux autres. Sans rien rajouter qui gommerait la réalité ou qui la modifierait. Les échanges entre ces personnages sont les mêmes que ceux que nous avons tous eus ces derniers mois. " Il y a quelque chose qui ne va plus depuis trop longtemps... ", dit Stefan le subversif, qui " rigole " de la situation.

C'est en raison de cette passion pour les personnages que Brina Svit se promène toujours avec son reflex Nikon en bandoulière. Parce qu'elle est une observatrice fascinée des visages, " tous les visages, même les plus anonymes ". Et qu'elle a besoin de ces visages pour ses propres compositions romanesques.

C'est bien d'elle qu'elle parle aussi lorsqu'elle évoque cette autre passion qu'elle a de longue date pour le tango et de cette autre encore qu'elle nourrit pour le yoga. Comment Brina Svit, bonne yogini et ardente danseuse de tango argentin, qui vit avec la milonga chevillée au corps, parvient-elle à concilier des pratiques aussi antinomiques ? Il faudra que je lui pose la question. Un jour, lorsque nous nous reverrons. À Paris ou ailleurs.

Mais il faudrait encore dire deux mots des " devinettes " que la romancière sème tout au long de son aventure indienne. Car Brina Svit est joueuse et aime les énigmes qui mettent le lecteur à l'épreuve. Qui donc se cache derrière les envois qu'elle découvre dans les courriels ? Est-ce Manca, l'amie slovène ? Je n'ai pas élucidé ce point, d'autant plus que la romancière parle d'un ami ; mais j'ai cependant identifié quelques-uns des auteurs des citations posées en devinettes au hasard des pages. Dans le désordre, pour laisser au lecteur le plaisir de se livrer lui-même à l'enquête : Matthieu (Nouveau Testament), Marx, Tolstoi, Görz, Vega, Cioran, Thoreau...

Tout en finesse et en tension, Le Dieu des obstacles ne manque pas de sel. Diversifiés, ajoutés aux nombreuses anticipations qui jalonnent le récit, ces multiples indices sont autant de subtilités narratives qui le pimentent. Peut-être, au terme de son séjour au centre ayurvédique du Kerala, plus mouvementé qu'il n'y parait, la romancière, même si elle n'est pas parvenue à totalement annihiler sa volonté d'oubli, aura-t-elle du moins fait l'expérience émouvante de la modestie.

Quant à la question de la mort, abordée au détour d'une discussion sur l'avenir de la planète, Brina Svit avoue, au bout d'un long silence méditatif : " Je ne suis pas encore prête, loin de là. J'ai peur. "

Attendrissante Brina, si naturelle, si vraie. Et si désemparée.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli