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Jean-Michel Maulpoix | Un poète au jardin

Publié le 12 janvier 2021 par Angèle Paoli

UN POÈTE AU JARDIN

D' où vient que lire au jardin procure un plaisir à nul autre pareil ? Assis sur un banc de bois ou une chaise de fer, à l'ombre de ce tilleul, près de ce massif qui embaume et qui bruisse, je suis le cortège silencieux des mots qui se faufile dans la palpitation du soleil et l'agitation des feuilles. Et voilà que ces mots paisibles m'entraînent dans leur promenade. Ils ne sont plus tout à fait les mêmes. On pourrait les croire soulagés de l'obligation de nommer, plongés dans une espèce de rêverie heureuse...Ni la lumière, ni le parfum des fleurs, ni le chant des oiseaux, ni même le calme du lieu, ne suffit à expliquer ce bonheur de lecture, non plus que l'oisiveté confiante que semble retrouver la langue ... Lus dans le calme d'un jardin, les mots sont comme nous : ils se plaisent au monde ; ils s'y reposent et s'en délectent, au lieu de l'affronter. Oui, il peut arriver qu'eux aussi soient heureux, et c'est le cas en cet endroit ! Le bonheur n'est-il la résultante d'une certaine conjoncture : un ensemble de circonstances, un concours de faveurs, une qualité d'harmonie ?

On dit parfois de certains dons que ce sont des cadeaux du ciel. Lire dans un jardin est un cadeau terrestre. Une sensation de surabondance s'attache au simple fait d'être simultanément présent au monde et à la langue. Assis, un livre entre les mains, c'est comme si je me trouvais deux fois accueilli et deux fois protégé : entouré de signes, entouré de fleurs. Lire est alors une manière de se rapprocher, non de s'enfuir. Descendre mot à mot dans la substance du sensible... Tout à la fois enclos et délivré... Vivant dans l'entrouvert du livre et du jardin...

Souvenez-vous de la fenêtre " ouverte un peu sur le petit jardin " par où s'échappe l'air apeuré, " bien vieux, bien faible et bien charmant " que Mlle Mathilde Mauté joue au piano dans le dernier vers de la cinquième " Ariette oubliée " des Romances sans paroles de Paul Verlaine... Ou rappelez-vous la vieille porte, elle aussi entrouverte, que l'on pousse pour entrer dans le sonnet " Après trois ans ", troisième des Poèmes saturniens :

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle

Je me suis promené dans le petit jardin

Qu'éclairait doucement le soleil du matin

Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.

Quand ainsi le livre s'entrouvre comme une porte ou comme une fenêtre sur un jardin, voilà que paraît s'accomplir la complémentarité inespérée du sensible et du sens. Les mots, qui ressemblent tant à des feuilles ou des fleurs séchées coincées entre les pages de ces herbiers que sont les livres, rencontrent autour d'eux leur floraison, leur sève, leurs couleurs, peut-être même leur parfum. Ils éclosent. Et voilà que la richesse du sens se fait complémentaire de celle de la nature. Un jardin est une chambre sans murs où l'on vient lire, non pour mieux s'endormir, mais pour mieux entrer dans l'intimité du monde.

J'aime lire auprès de l'herbe, avec le vent et le commentaire indiscret des oiseaux. Et j'aime que les mots se disposent en massifs ou en bouquets dans un poème. Rapprocher poésie et jardin est une idée simple, assez belle, et dont la justesse n'a pas échappé aux poètes... [...]

Jean-Michel Maulpoix, " Attaches et attachements ", Anatomie du poète, éditions Corti, Collection En lisant en écrivant dirigée par Bertrand Fillaudeau, 2020, pp. 139-141.

Jean-Michel Maulpoix   |  Un poète au jardin


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