Elle n’avait pas vraiment tout oublié, mais juste transformé le peu dont elle se souvenait.
Nous la cherchions des heures à travers la ville où nous la croyions perdue, elle allait en fait, dans une autre, celle de sa mémoire effilochée, où elle cherchait ses parents, qui selon elles ne venaient plus la voir, alors nous la retrouvions sur la quai de la gare, attendant le train qui l’emmènerait les retrouver, d’autres fois, c’est eux qui allaient arriver… Elle préparait des tables endimanchées, commandait des gâteaux pour ses invités, ce qui faisait les affaires d’un pâtissier pourtant bien averti, oubliait le gaz sous ses casseroles parfumées… Son regard ne se portait plus sur les mêmes horizons que nous, nous ignorions quelle terreur pouvait la saisir quand en une seconde lui apparaissait ce temps dédoublé…
Nous adaptions nos réponses sans jamais la brusquer, et trouvions toutes les excuses du monde à nos grand-parents qui, les ingrats, ne venaient plus jamais la visiter, « toujours en vacances », disait-elle, et tellement indifférents… Morts depuis quarante ans…
Cette terrible amnésie qui s’installe à pas sournois et fait de nous des étrangers en terre familière est une des grandes tragédies dont la vieillesse nous menace.
Je ne peux l’approcher de plus près quand dans mes rêves tourmentés je me demande pourquoi tu n’es plus là : où es-tu passé ? Pourquoi ce silence ? M’as-tu quitté ? Je voudrais alors pouvoir te parler, te convaincre, comprendre, je veux t’appeler et ne réussit jamais à composer ton numéro en entier, un chiffre toujours me manque, ou mes doigts ne trouvent plus leur place sur un clavier tout rétréci… Désespérée je recommence sans fin jusqu’à ce que soudain je me souvienne que tu ne m’as pas abandonnée, mais que tu es mort… C’est alors une horreur que de « s’éveiller » à la « réalité » dans ce mélange de soulagement et de chagrin décuplé…
Ces cauchemars récurrents donnent un aperçu de cet sorte de flou angoissant, quand inopinément s’efface une certitude pour en proposer une autre, celle là si illusoire qu’aussitôt suivie de questionnements sans réponses, d’efforts de concentrations impossibles, de tentatives avortées, d’impuissances… Enfin ce retour à la dimension précédente, certainement elle aussi encore modifiée, où l’esprit ne discerne plus le tangible du chimérique…
Puis-je ne jamais me retrouver sur ce quai de gare où si souvent je suis allée à ta rencontre, pour t’y attendre en vain des heures durant, sans comprendre pourquoi tu n’arrives pas… Oublier ta mort serait peut-être le pire qui me condamnerait à la torture de ne jamais pouvoir m’expliquer ton absence…
A mon amoureux (+2018) et à ma Marraine(+2013).