INSTANTS
(extraits)
C e matin, au chaud dans mon lit, douillettement pelotonné, fort bien réveillé, en ce sens que je prends parfaitement conscience de ma position, de l'heure, de la qualité du jour, de la rumeur de la rue, de tous les objets qui m'entourent, je songe que je devrais raisonnablement me lever, mais cette idée rôde inerte et nul mouvement préparatoire ne l'accompagne : un tégument plus fin que celui qui double la coque de l'œuf m'ensache encore et m'isole - pour un instant, merveilleusement - non du monde de la lumière, des couleurs, du temps, du bruit, mais du tableau de bord de la volition ; l'embrayage du corps sur l'esprit, qui va donner le signal du début de la journée, hésite et patine, et tarde un moment encore à se mettre en place.
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Le bleu - la couleur pour moi la plus foncièrement instable. Je l'appréhende d'instinct comme une solution - plus ou moins diluée - d'obscurité dans la lumière. Le vrai bleu - le bleu qui tend à rejoindre son essence, c'est le bleu nuit. Couleur qui pour moi, essentiellement, vire. Il n'y a pas de bleu profond : il n'y a que le noir. Il y a au contraire un vert profond, et c'est l'unique raison pour laquelle on se vautre dans l'eau, dans l'herbe. Le vert est un appel à l'enlisement, à l'imprégnation. Les degrés du jaune sont les degrés de la brûlure et de la combustion pure. Le sang est une variété de jaune. Le rouge est la couleur artificieuse et arriérée, des fards et des lèvres peintes aux déblais des mines et aux métaux souterrains : froide et terne, humide, plutonienne : c'est l'emblème de l' homo faber.
Lieu commun à arrière-fond d'angoisse : " n'avoir plus de perspective ". Et si pourtant, le salut était là.
La perspective ou le tragique de la vue. Le tragique de la vie ou l'obsession de la perspective. Et si pourtant nous ne faisions que peindre sur nos murs à l'infini les trompe-l'œil captivants des Italiens - projeter notre obsession mentale du rank and file. Si les changements à vue souverains de l'enfance devenaient notre sésame dans un monde qui s' ouvrirait une bonne fois sans y mettre pour condition de se fermer - d'une tout autre manière que la tranchée symbolique de la mer Rouge.
Kafka, c'est simplement la vision tyranniquement perspective de la condition humaine - une vie humaine envahie et finalement tuée par l'obsession perspective. C'est la dissolution brusque de cette perspective qui nous libère au long des Mille et Une Nuits, des aventures d'Arsène Lupin ou des poèmes de Poisson Soluble. (Rimbaud, malgré les apparences, reste pris dans les filets : tourner le dos au point de fuite ne suffit pas.)
Julien Gracq, " Instants ", Nœuds de vie, éditions Corti, Domaine français, 2021, pp. 58-61. Avant-propos de Bernhild Boie.