à La Table Ronde, janvier 2021,lien 416 pages, 22 euros
Si la réponse était oui, je me retirerais discrètement de la compétition des notes de lectures, chroniques et critiques qui avalanchent déjà.
Vivonne vient de sortir et on en parle beaucoup. Tant mieux.
Je ferai donc comme si la réponse à ma propre question était : non, pas assez encore. Et si je me trompe c'est encore mieux.
Un roman encapsulé : le prologue et l'épilogue enveloppent hermétiquement, sphériquement, l'histoire sur près de cent ans de l'amitié-jalousie-rupture entre un poète et son éditeur.
Tous deux sont nés en 1964, devenus amis d'enfance. À leur maturité, Adrien Vivonne et Alexandre Garnier vivent de façon très différente les soubresauts de la civilisation occidentale : cataclysmes climatiques, chaos politique, économique et social, violences insurrectionnelles, en attendant le grand shut-down définitif.
[rappel : en passant la souris sur l'image à gauche, vous pouvez lire la quatrième de couverture]
Lorsque l'épilogue se referme, vertige... on réalise alors les dimensions affolantes de l'espace temps dans lequel l'auteur nous a projetés. Mais il est malin, Jérôme Leroy : pas la peine d'espérer comprendre quoi que ce soit en ne lisant que le début et la fin de son roman, sans décortiquer minutieusement l'intérieur.un prologue bleu, blanc et doré
C'est ce que j'appelle l'effet Grand Bleu.
En 1988, au Kinopanorama, j'ai suffoqué de surprise quand à la fin du générique la caméra de Besson m'a déposée sur la plage où javais nagé une dizaine d'années avant, à Amorgos, au pied de la Panagia Chozoviotissa (où d'ailleurs se rendent Adrien Vivonne et Agnès Villehardouin, son grand amour).
Cette fois, avec des mots, Jérôme Leroy m'a ramenée en 2015 à Milos, sur les étonnants rochers blancs de Sarakiniko. Épiphanie personnelle !
“ Sarakiniko apparaîtrait au prochain tournant, il faudrait contourner le petit promontoire en nageant, reprendre pied sur les rochers crémeux, laisser en contrebas, sur sa droite, l'épave et continuer vers les grottes. C'était une épave du monde d'avant dont émergeaient simplement un mât rouillé et, au gré des vagues, des parties d'une coque en fer. ”
Mais il ne faut pas se fier au bleu étincelant du ciel, au doré du soleil, à leurs reflets sur la mer : c'est à la fuite éperdue d'un enfant devant des tueurs que l'on assiste dès les premières pages...
douceur et violence : le roman de tous les contrastes
“ La poésie a toujours été là, en fait, j’ai commencé par ça et je terminerai sans doute par ça. Il n’y a pas de contradiction avec le roman noir. ”
(entretien pour Actualitté, mars 2017)
La preuve ! Avec Vivonne, Leroy va encore plus loin, et pour notre bonheur il mêle intimement la poésie (comme thème romanesque, ce qui est très original) et le roman noir, l'anticipation et l'actualité, la violence et la douceur.
Les contrastes sont partout dans la forme et le contenu, mais aussi entre les personnages, les paysages, les modes d'écriture.
Le duo Adrien/Alexandre est au niveau le plus haut d'opposition des personnalités.
L'un est solaire, peut-être indifférent. L'autre est dépressif, rongé de jalousie d'abord, de remord ensuite, mais humain dans ses faiblesses.
Opposition également entre les personnages féminins principaux, Chimène et Béatrice.
La jeune fille déforme son prénom pour en faire son totem de combattante : Chimère. Révoltée, violente, jusqu’au-boutiste, elle est le négatif de Béatrice, la bibliothécaire, femme mûre, douce, aimante.
Ce qui les rapproche et qu'elles partagent avec Vivonne, c'est le goût de la retraite solitaire.
Lorsque qu'il fait parler et agir Chimène, Jérôme Leroy utilise des registres qui font penser à la vidéo, au cinéma : action, rapidité, mouvement. Pour Béatrice, c'est beaucoup plus calme et littéraire.
Contraste aussi dans les influences picturales convoquées à plusieurs reprises par Leroy : des ors et pastels de Puvis de Chavannes à l’expressionnisme rageur et sombre de Rebeyrolles.
immortalité, éternité, temps circulaire, univers infinis
“ Le temps était une notion toute relative dans la Douceur. Chaque journée était ronde comme une pomme, chaque journée formait un cercle à l'image des îles de l'Archipel, chaque journée était une vie entière. ”
“ Le temps créé par Adrien est un chemin de ronde où l'on repasse toujours par le même point, à un moment ou à un autre. ”
Oroboros ! (récemment rencontré à Venise dans le roman de Dominique Paravel...)
“ Adrien était né avec la certitude d'univers infinis, superposés dans une théorie colorée, à la manière de ces jeux de cartes battus par des joueurs habiles qui les transforment en accordéons, des univers où tout à toujours lieu, où tout est toujours possible, où rien n'est jamais irréversible ; la certitude d'une démultiplication éternelle de notre monde, et cela lui donnait une joie que rien ne pouvait entamer, une joie qui infuse sa poésie, une joie qu'éprouvent aujourd'hui les lecteurs les plus inattendus et qui les aide à affronter la catastrophe. Voir à passer eux aussi de l'autre côté. ”
Heureusement pour lui, Vivonne n'a rien d'un pur esprit dédaigneux des lois de la physique (quoique : les cordes et les multivers ?).
Il fera de belles rencontres, amoureuses et amicales, et poursuivra son œuvre sans se préoccuper de la jalousie mesquine d'Alexandre, ni de ses remords, imperméable à l'absence de succès, aveuglément confiant dans la postérité et les bienfaits de sa poésie.
Orgueilleux ? Naïf ? Voyant ?
En tout cas difficile d'en juger vraiment, car aucun des poèmes de Vivonne n'est inséré dans la narration.
Seulement des titres, savoureux, et les descriptions commentées qu'en font les personnages qui croisent le mystérieux Poète.
C'est adroit et un peu pervers de la part de Leroy de nous donner envie de les lire, car si les rares survivants de l’apocalypse du 1er juillet 2030 ont trouvé dans les poèmes de Vivonne les clés de l'apaisement (La Douceur) et d'une forme d'éternité (Le Passage)... ça fait rêver et donne envie de se préparer !
les lieux du roman et du romancier
En plus de lire les romans de Jérôme Leroy, je vais régulièrement sur son blog.
Je savais son tropisme pour les Cyclades, son origine Rouennaise, qu'il avait été enseignant à Roubaix.
Par contre le Plateau de Millevaches, Doncières, étaient pour moi des territoires romanesques ignorés que j'ai adoré découvrir dans Vivonne.
Avec Alexandre l'éditeur, on est en territoire mieux connu, germanopratin ; je vous laisse la surprise de découvrir dans quel état l'auteur met les bureaux de la maison Les Grandes Largeurs, rue de l'Odéon !
un panthéon de la Poésie et des Poètes, des écrivains...
Homère pour commencer, évidemment. Puis Norge, Rimbaud bien sûr, Follain, Cadou, Jaccottet.
Et Carver, Cortàzar, d'autres encore, et tous ceux que je n'ai pas reconnus.
Mais celui qui a la place d'honneur avec une vraie-fausse chronique de l’œuvre de Vivonne, c'est Jean-Claude Pirotte.
Jérôme Leroy lui fait écrire :
“ On ne lit pas assez Vivonne. Il a connu des éditeurs parisiens qui ne l'ont pas bien traité, qui l'ont parfois saboté. Comme s'il avait fait, ce poète à petite valise de nomade sous-préfectoral, de l'ombre. Cette ombre, c'est sa joie solaire, sa nostalgie active qui est une insulte pour les âmes grises, les Marie-Antoinette ou les Talleyrand de l'édition qui comprennent que la poésie représentera un jour ou l'autre une menace pour leur boutique de receleurs de falsifications, et au premier chef une poésie comme celle de Vivonne, qui s'épanouit loin des laboratoires. ”
Quant à Brautigan, il faut le deviner derrière la porte fermée d'une petite maison d'édition minable à Bolinas (CA) : Sombrero Fallout !
Bref, une “liste à lire et à relire” qui déborde...
Les achats de Vivonne dans la librairie Le Cabestan de Saint-Malo (elle existe) me dispense de relever des noms hors texte :
“ Deux André Hardellet, Les Chasseurs et Lourdes, lentes, deux André Pieyre de Mandiargues, Feu de braise et Soleil des Loups, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Amen de Jacques Réda, Toi, ma nuit de Jacques Sternberg et trois Simenon, mais pas des Maigret. ”
Et comme souvent chez Leroy : un coup de chapeau aux hussards derrière Paul Morand.
Je m'aventure peut-être vers la gaffe monumentale, mais je me suis demandée si Agnès n'était pas inspirée d'Anne-Marie dans Les deux étendards.
Et si le nom des éditions Les Grandes Largeurs n'était pas un hommage subliminal à Henri Calet (que je vois partout !).
pour finir, je dis : On ne lit pas assez Leroy !
>> bonus (la carte blanche à Jérôme Leroy pour leslibrairies.fr)
Le nouveau roman de Jérôme Leroy "Vivonne" paraît le 7 janvier 2021.
Une quête, une enquête dans un futur proche, une France perturbée par des luttes, un climat chaotique, l'attente d'une sorte de Black Out géant. Dans ce chaos, trois personnages vont partir à la recherche d'un écrivain, d'un poète Adrien Vivonne.
Un roman fort, brillant, poétique.
Jérôme Leroy a eu la gentillesse de vous offrir une liste d'une dizaine d'ouvrages qui font sens, qui créent des liens avec son roman, une carte blanche pleine de belles découvertes.
>> elles et ils en parlent aussi
- sur Babelio
- [ à compléter ]