Aux sept merles qui dansaient cet après-midi dans ta cour,
Louis Dandrel est mort. Sans doute ce nom ne dira-t-il pas grand chose à la plupart d'entre vous, à moins que vous ne soyez passionné de musique, et encore pas n'importe laquelle. Et je ne peux que trouver cela très normal, car moi-même qui suis loin d'être un mélomane, je ne connaissais pas Louis Dandrel avant 2017. Simplement, il se trouve que j'ai commencé cette année-là une fiction en 52 épisodes, un par semaine de l'année, mis en ligne chaque dimanche. L'ensemble, rassemblé en volume sous le titre Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche, devait faire l'objet d'une édition papier à l'automne 2020, mais le Covid a rebattu les cartes. Bref, quel rapport, me direz-vous, avec Louis Dandrel ? Eh bien, c'est que le premier personnage de ce feuilleton*, qui s'inscrivait dans le cadre de l'année 1967, cinquante ans plus tôt donc, se nommait précisément Louis Dandrel :
"Il n'alla pas plus loin sur l'instant. Louis Dandrel, dit Loulou, étudiant en sociologie, émergeait au premier jour de l'année 1967 d'une soirée de réveillon qui avait dû être apocalyptique car il avait beau fouiller sa mémoire, il n'en conservait aucun souvenir. Ou plutôt faudrait-il dire que ces souvenirs s'arrêtaient à l'arrivée de toute la bande chez Sylvie Bréguier, dans son petit appart de la place Plumereau. Après c'était le trou noir."
C'est mon ami Kinkiste le Tubiste qui m'a affranchi : Louis Dandrel était un musicien, compositeur, ancien journaliste au “Monde” et ancien directeur de France Musique entre 1975 et 1977. Je l'ignorais complètement, le nom s'était imposé à moi dès la conception de la fiction. Dans mon cahier de notes de l'époque, j'avais d'abord opté pour Chantrel, ce qui évoquait d'ailleurs plus directement la musique (la chanterelle étant la corde d’un violon, d’une basse, etc., qui a le son le plus aigu), avant de me déterminer, je ne sais pourquoi, pour Dandrel. La coïncidence est d'autant plus étrange que Dandrel fut aussi designer sonore et qu'il travailla en collaboration, de 2009 à 2013, avec le plasticien Daniel Buren, sur l’environnement sonore du tramway de Tours. Or, ce premier épisode se déroule à Tours, où un couple de bourgeois est retrouvé égorgé dans son sommeil, boulevard Heurteloup.
Louis Dandrel, compositeur et journaliste musical, en juin 2011 à Paris. JEAN-BAPTISTE MILLOT
Il n'est pas impossible, bien entendu, que j'aie enregistré un beau jour ce nom dans mon inconscient. Comment savoir ? En tout cas, cette identité de noms me posa sur le moment un problème de conscience : ne devais-je pas changer ce nom appartenant à une personnalité connue en un autre, parfaitement inconnu ? J'ai hésité à revenir sur mon premier choix, ce Chantrel qui après tout eût tout aussi bien convenu. Mais voilà, je m'étais déjà habitué à Dandrel. C'était là le nom du personnage, il n'y avait pas à barguigner, et qu'importe si cela se télescopait avec un nom existant. Et d'ailleurs, qui connaissait Louis Dandrel ? A part Kinkiste, personne d'autre ne releva la coïncidence tout au long de cette année 2017.
A lire aujourd'hui les nécros de différents sites et journaux, je me félicite presque d'avoir gardé le nom. Louis Dandrel s'y révèle un être attachant : "J’ai rarement croisé dans ma carrière, dit la productrice Jeanine Roze, un homme aussi brillant et intelligent, un rêveur extraordinaire. Un mélange qui faisait que le rêve devenait réalité." Vincent Rémy écrit de son côté : "C’était un bonheur de connaître Louis Dandrel. À chaque fois, une apparition sereine. Toujours d’humeur égale, un petit sourire au coin des lèvres, et résolument à l’écoute. Des autres, de la vie, du monde. Être à l’écoute, ce n’était pas seulement le métier qu’il s’était choisi, c’était un mode d’être. Il avait sûrement signé il y a bien longtemps un pacte avec la musique et le monde sonore, qui le lui rendait bien : Louis Dandrel était un éternel jeune homme. Le même visage et la même silhouette à jamais inchangés. La même gentillesse. Avec lui, l’âge n’avait aucun sens. La passion qui l’animait réduisait les années à néant."
Éternel jeune homme, voilà qui convient bien à Loulou, mon personnage, 21 ans en 1967 (cette année-là, le vrai Louis Dandrel, né le 11 janvier 1939, a seulement 28 ans), révolutionnaire quelque peu inconséquent, mais profondément gentil et sympathique.
L'aventure continue : j'apprends plus tard, en 2018 je crois, que Fabienne Pascaud, directrice de la rédaction de Télérama, est la femme de Louis Dandrel, et qu'ils possèdent une maison dans l'Indre, dans la commune du Menoux, très précisément. Or, si le roman débute en Touraine, il se termine en Berry : le climax étant situé près du petit village de Chavin, à la date du 12 novembre 1967 , l'inspecteur Lagneau prend un filou en filature :
"Lagneau se glissa à l’extérieur. Un petit jardinet, une grille verte et il se retrouva sur la rue. Réginal s’apprêtait déjà à remonter dans sa voiture. Une ID 19 bordeaux.
Lagneau n’avait qu’une crainte : que cette foutue 404, qui avait démarré avec difficulté ce matin-là au sortir de l’hôtel, ne lui claque dans les doigts. Mais ce ne fut pas le cas, il prit la filature de l’ID19, cent vingt mètres derrière, une Dauphine bleue intercalée. Après quelques kilomètres sur la grand route, Réginal obliqua à gauche vers Chavin, puis prit plusieurs petites routes qui obligèrent Lagneau à suivre de plus près pour ne pas perdre le contact. Enfin, la voiture bordeaux emprunta une étroite vicinale où l’herbe poussait au milieu du gravillon. Une pancarte indiquait Le Repaire. Lagneau pensa une fois de plus qu’il n’y avait pas de hasard."
Comme on peut le vérifier, Chavin est juste à côté du Menoux. D'ailleurs, Le Menoux faisait partie primitivement de la paroisse de Chavin, et ne fut érigé en paroisse indépendante qu'en 1790.
C'est chez lui, atteint de la maladie d'Alzheimer, que Louis Dandrel s'est éteint le 22 janvier, entouré de ses fils et de sa femme.
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* La fiction faisait partie d'un projet plus large qui se nommait Heptalmanach, défini sur une page spécifique de ce site. J'en extrais le passage suivant :
"#2 Parallèlement, s'imposa un autre désir d'écriture : reprendre, sur le vénérable site des Tasons, avec l'an nouveau, une nouvelle série de fictions brèves du dimanche, sur le modèle de la fiction 1913 qui m'avait occupé pendant toute l'année 2013. Un cahier des charges de taille modeste avait régi les 52 épisodes, ordonné autour d'un certain nombre de personnages récurrents et d'une référence obligatoire à l'actualité du jour précis, un siècle avant le dimanche de publication.
#3 Allais-je explorer sur le même mode l'année 1917 ? Je n'en avais pas envie, car l'année était à mon sens trop marquée par la guerre, et je ne me voyais pas reprendre mes personnages de 1913, car certains avaient bouclé la boucle, et leur destin était maintenant trop connu. C'est alors que j'ai eu l'idée de remonter d'un demi-siècle seulement en arrière : donc en 1967. Tout comme 1913 précédait la Grande Guerre, 1967 précédait 1968 qui, avec les événements de mai, allaient bouleverser l'Histoire, que l'on s'en réjouisse ou que l'on s'en afflige. Et puis c'est cette année-là que, personnellement, j'allais avoir sept ans. Une thématique autour du chiffre 7 commençait à s'imposer sérieusement.
#4 Pouvais-je mener de front les deux chantiers d'écriture ? Je cherchais obscurément un moyen de les relier. Et puis voilà que j'achetai L'almanach du ciel de la revue Ciel § espace, qui catalysa le projet : j'allais rédiger un almanach découpé sous la forme 52/313. 52 épisodes de la fiction 67, correspondant aux dimanches, restent 313 jours dans cette année 2017.
Une petite manipulation numérologique m'indiquait par ailleurs que 5+2 = 7, et que 3+1+3 = 7 également. 313, nombre palindromique, soit dit en passant, c'est-à-dire pouvant se lire à l'identique dans les deux sens. Je reviendrai plus tard sur cet aspect.
Almanach est aussi le mot qui succède à alluvion dans le Dictionnaire historique de la langue française, dirigé par Alain Rey. Il vient de al manah, "calendrier", transcription romaine d'un mot arabe d'Espagne (une telle origine métissée n'est pas pour me déplaire).#5 Les 313 jours de semaine verront donc des chroniques dédiées à l'exploration d'un attracteur étrange, dans la définition duquel je me réserve d'entrer dans le premier numéro de la série 313. Il n'est pas impossible que de cet attracteur à la fiction 67, des rapports se tissent, ce qui serait bien dans la logique de l'affaire (ils ne seront pas forcément explicités, il importe de laisser du grain à moudre au lecteur).
Ceci dit, à cette heure, rien n'est encore écrit, à part un vague synopsis pour la première fiction, et un canevas pour les quatorze premières chroniques : c'est dire si le projet est encore fragile, et qu'il peut capoter piteusement. Annoncer la couleur est peut-être une façon de se motiver pour dégager l'énergie nécessaire pour tenir sur toute cette longueur de temps (qui me semble effrayante quand j'y pense).
#6 Cet almanach fondé largement sur le chiffre 7 sera donc nommé Heptalmanach. "