Cécile Wajsbrot, dans le texte introductif d' Une autobiographie allemande, raconte avoir rencontré Hélène Cixous par un ami commun, Frédéric-Yves Jeannet, "dont me rapproche, dit-elle, un sentiment d'exil que ses livres révèlent."
C'est en lançant sur Google la recherche "Cixous + Arcachon" que je suis tombé sur un texte mis en ligne par la revue Remue.net, titré Le Livre que Tu n'écriras pas, transcription d'un entretien entre Hélène Cixous et Frédéric-Yves Jeannet, par lettres croisées, en 2005. Dès son entame, il est question d'un livre précédant de deux ans Hyperrêve, à savoir Tours promises (Galilée, 2004), désigné par Cixous elle-même comme "Le livre que je n'écris pas", "livre-tour-pilier-fantôme, je devrais n'en parler, assure-t-elle, qu'en secret ou avec précaution, puisqu'il/elle bouge, est de plus en plus présent, de plus en plus insistant." S'invitent donc d'emblée ces deux motifs apparus dans la chronique précédente : la tour et le fantôme. Et un troisième, sur lequel je n'ai pas insisté alors, mais qui m'a frappé par la suite, et que je retrouve dans la première relance de Jeannet, le thème du secret : "Pour continuer ce portrait en creux amorcé dans ma question précédente, ce "Livre que tu n'écris pas" serait-il (pourrait-il être) une image qui te guide, t'aide à écrire, un négatif, est-ce le non-dit, le secret à garder, l'ange – ou le dieu – au secret ? Est-ce "cette émanation du Livre des livres*" que tu évoquais dans Tombe en 1973 ?" Mais, pour être exhaustif, ou du moins tendre à l'être, il ne faudrait pas oublier, puisque tout dérive de cette idée d'hyperrêve, la place majeure que prend encore justement le rêve : "Le Livre devrait être écrit exclusivement au-dessus de mes forcesen tout, dans tous les états. Mais l'au-dessus de mes forces je ne l'atteins qu'en rêve."
L'entretien ne m'a pas malgré tout permis d'aller au-delà de l'évocation de ces motifs, alors j'en reviens à Arcachon. Pourquoi insister sur ce lieu, où se place, redisons-le, la "maison d'écriture" d'HC ? C'est qu'une autre écrivaine, Chantal Thomas, récemment élue académicienne, l'évoque également à multiples reprises dans De sable et de neige, le beau récit qu'elle a donné pour la collection Traits et Portraits au Mercure de France, et que j'ai découvert à la mi-janvier.
Arcachon, qu'elle avait déjà raconté dans un roman de 2017, Souvenir de la marée basse, ville de ses grands-parents maternels, puis de ses parents, mais le père, auquel Chantal Thomas consacre là des pages émouvantes, disparut précocement un 2 janvier, au lendemain d'un jour de fête, et sa mère finira par la quitter. Mais ces quelques années d'enfance auront suffi pour ancrer l'amour de ces lieux mouvants comme « le sable alluvion venu de la mer côté plage, le sable vif des dunes côté terre ». Elle écrit à ce sujet qu'elle a été choquée par la manière dont W.G. Sebald associe sable et poussière, sable et dévastation dans Les Anneaux de Saturne, livre qu'elle qualifie tout de même de magnifique. Son voyage à pied sur les côtes du Suffolk "culmine et manque de s'achever", dit-elle, sur une vision de tempête : "Lorsque la tempête se calma, les vagues de sable amoncelées par le vent sur les arbres couchés émergèrent lentement de l'obscurité. A bout de souffle et le gosier desséché, je rampai hors de la cuvette qui s'était formé autour de moi, unique survivant, ainsi pensai-je, d'une caravane engloutie par le désert." Sebald a le sable triste, déplore-t-elle, tandis que "nous, les enfants, nous qui n'avions aucun sens de la ruine, nous avions le sable radieux." C'est peut-être négliger le fait que le littoral exploré par Sebald n'avait rien à voir avec la joliesse du bassin d'Arcachon**.
"Nous aimions le sable, écrit Chantal Thomas. Nous sculptions le sable, parce qu'il ne nous opposait pas de résistance, se modelait selon nos caprices, parce que, lisse et miroitant, il réapparaissait intact chaque matin, et que l'usure sur lui comme sur nous n'avait pas de prise." Et encore : "Monter la Dune du Pilat aurait pu nous occuper toute une journée. Et après ? Existait-il quelque chose de mieux à nous proposer ? Il n'y avait pas de limite à la grande Dune, et pas davantage à l'été." (p .66)
Cette Dune majusculée, on la retrouve dans Hyperrêve :
"Je me suis trouvée ce matin avec mon frère avant le soleil paru sur la crête du mont sans nom qui dans cent ans ne sera plus - la dune mesurait quinze mètres à la naissance, dit mon frère, il y a cent ans personne n'imaginait qu'elle deviendrait la plus haute la plus belle Dune d'abord de l'Europe et peu après du monde nous l'avons connue en pleine ascension, nous l'avons vue lever sa tête dorée d'une forme parfaite et devenir l'étonnement du monde, et cette dune formidable est désormais entrée en disparition, dans cinquante ans les forces des vents et du destin l'auront anéantie, il restera de la créature magnifique des millions de photographies, heureusement me dis-je nous-mêmes nous serons à l'état de photographies, c'était le 15 Juillet 2005, j'étais heureuse de sentir la vie décroître, cette dune unique au monde s'en va sous nos pas, je me suis assise sur une souche entre deux troncs déifiés jusqu'à l'os qui naguère furent pins géants, ce lieu est d'une telle pureté, les pensées s'y pressent venant de tous les âges avec les souvenirs d'enfances, d'Algérie, de Montaigne, de Stendhal, de Derrida, de mon ami le pourtoujours qui est aussi Derrida, de ma Vie ancienne et moderne avec ses héros et ses savants, à venir et passés, avec ses tombeaux et ses bibliothèques." (p. 61-62)Splendeur et souffle de la phrase de Cixous, qui embrasse le temps passé et à venir, de la naissance aux tombeaux, à partir de ce point d'ancrage, 15 Juillet 2005, tout en déployant l'espace, de la crête à la souche. Ce même jour, un autre motif surgit hors du sable :
"A l'aller du quinze juillet dès que j'avance je reviens, on va jusqu'au blockhaus, dit mon frère on va jusqu'au Blockhaus dis-je, Blockhaus, le nom des soldats inconnus, tous ces Allemands, ils tiraient par les meurtrières, tous ces soldats sont maintenant changés en régiments de moules, des milliers d'écailles de casques, la guerre en poussière de métal, à partir du blockhaus on revient dis-je, j'écris à partir du Blockhaus, depuis l'oubli total d'un reste d'épouvantes et de désespoirs, un crâne de béton que l'océan et le vent auront le temps des temps à ronger les orbites effarés." (p.114)Le blockhaus est également mis en relief dans "De sable et de neige":
"J'avais atteint le blockhaus au sommet de la dune. Il était bordé d'une piste pour hélicoptères. Le blockhaus lui-même, couvert de graffitis, rompait avec l'harmonie du site. Avec sa splendeur étrangère aux marques de l'humain, une splendeur quasi mystique, me disais-je en suivant de plus près le racé brut des traits noirs, les couleurs stridentes, explosives, les messages de cul (...). Bien avant leur revêtement de graffitis, les blockhaus avaient représenté, dès leur origine, une déchirure dans un paysage intemporel de sable et d'herbes sèches. (...) Mais lorsque, à peine sortie de l'enfance, toute livrée au charivari de mes expériences érotiques, je fréquentais les blockhaus, je n'étais pas en priorité tournée vers les épisodes de guerre. De plus, Armand, mon père, le mieux placé pour en parler, ne disait mot sur le sujet. Sur celui-ci, comme sur le reste, il demeurait muet. Il ne lui arrivait jamais d'évoquer ses années de résistance à Lyon, ni même de nous confier quoi que ce fût qui m'aurait permis de faire coïncider l'époque de mes vingt ans avec la Seconde Guerre mondiale. Mon père à qui la guerre avait volé sa jeunesse et apporté, en dépit des apparences d'une victoire, une preuve supplémentaire à un sentiment intime de défaite, ou plutôt, peut-être, à celui de la vanité des combats. Mon père, muré, emmuré dans son blockhaus de silence." (p.28-29)Là aussi, passage admirable, qui atteint, à travers l'image du blockhaus, au coeur vibrant du récit : cette figure du père, mutique, mais complice tout de même de la petite fille qu'elle était.
On me dira, avec quelque bon sens, qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que des écrivains, séjournant sur ce rivage d'Océan, fassent se lever pareillement les fortes images de la Dune et du blockhaus. Il est vrai, mais alors, pour avoir fréquenté les mêmes endroits, se connaissent-elles les deux femmes d'Arcachon ? Peut-être. En tout cas, nulle mention dans leurs livres.
La curiosité me vint alors de les googliser d'un seul tenant. Hélène Cixous + Chantal Thomas. Le premier résultat nous conduit sur L'intervalle, le blog de Fabien Ribéry, pour un article du 7 janvier précisément consacré au livre de Chantal Thomas : Un bassin initiatique. Il s'ouvre par cette citation qui, une nouvelle fois, exalte la notion de secret : « Il y aurait d’un côté les filles fusionnelles avec leur mère, éperdues de caresses et de mots tendres. De l’autre, les filles amoureuses de leur père. Celles-ci sont vigilantes et distantes. Gardiennes d’un secret qu’elles savent partagé. » Il évoque aussi évidemment le sable qui est, pour Chantal Thomas, "une anti-école, la matière même de l’enfance, que W.G. Sebald cet ange exterminateur fabuleux associe à la poussière de la dévastation dans les Anneaux de Saturne.", ainsi que la mort du père : " Le 2 janvier 1963 arrive, comme une grande jatte de fraises empoisonnées, la mort : « J’expérimentais cela : qu’il existe dans la souffrance un seuil de démesure à partir duquel ses manifestations sont toutes aussi folles les unes que les autres, et nécessairement en deçà. » Puis : « Le médecin avait fourni une explication scientifique. Elle n’ébranlait pas en moi la conviction que mon père était mort de silence, comme on meurt de solitude ou de faim. »
Et puis voici la rencontre : "Heureusement, pour retrouver les défunts, il y a l’écriture, et les rêves, et même les hyperrêves à la façon de Hélène Cixous rêvant de son ami Jacques Derrida décédé, ou de Gwenaëlle Aubry retrouvant son père dans un songe (lire Personne). " [C'est moi qui souligne]
Il fallait bien toute la puissance des hyperrêves pour susciter cette rare association entre ces deux grandes dames de la littérature.
______________________
* Nouvel écho avec l'oeuvre de Marc-Antoine Mathieu, qui a publié en 2017 Le Livre des Livres :
** Il se trouve que j'ai évoqué récemment ce moment de la geste sebaldienne (Kapka sur le rivage, au 10 juillet 2020).