Le sable, c'est ce qui reste quand tout a disparu

Publié le 08 février 2021 par Les Alluvions.com

La médiathèque Equinoxe, un peu moins désertique que les fois précédentes où je m'y suis hasardé, m'a permis de découvrir Mémoire morte, cet album de Marc-Antoine Mathieu apparu avec la chronique du 3 février. J'en ai profité pour emprunter deux autres opus du maître : L'Origine et Le Décalage, respectivement premier et sixième tomes de la série des aventures de Julius-Corentin Acquefacques. C'est dans Le Décalage, une des plus sidérantes productions de MAM (l'album commençant à la page 6 n'a pas de couverture à proprement dire - elle est incluse dans les pages intérieures - et l'on y trouve trois pages déchirées) que j'ai rencontré un nouvel écho à ce motif du sable, émergé chez Chantal Thomas, qui en fait comme la matière même de l'enfance. Que l'on me permette de rappeler le passage, et donc de m'auto-citer

Elle écrit à ce sujet qu'elle a été choquée par la manière dont W.G. Sebald associe sable et poussière, sable et dévastation dans Les Anneaux de Saturne, livre qu'elle qualifie tout de même de magnifique. Son voyage à pied sur les côtes du Suffolk "culmine et manque de s'achever", dit-elle, sur une vision de tempête : "Lorsque la tempête se calma, les vagues de sable amoncelées par le vent sur les arbres couchés émergèrent lentement de l'obscurité. A bout de souffle et le gosier desséché, je rampai hors de la cuvette qui s'était formé autour de moi, unique survivant, ainsi pensai-je, d'une caravane engloutie par le désert." Sebald a le sable triste, déplore-t-elle, tandis que "nous, les enfants, nous qui n'avions aucun sens de la ruine, nous avions le sable radieux."

Or, dans Le Décalage, les personnages secondaires errent dans l'album en l'absence de Julius Corentin, enfermés dans l'infini, ainsi que le précise le titre du chapitre 5. Le paysage est un désert de sable, d'où émergent sporadiquement les ruines d'une construction qui leur restent incompréhensibles (mais le lecteur s'élevant au-dessus de l'horizon, découvre qu'il s'agit ni plus ni moins que des cases d'une planche de bande dessinée en forme de bas-reliefs).


Notons la phrase prononcée par le professeur Igor Ouffe : "Le sable... c'est ce qui reste quand tout a disparu". Elle décalque assurément la célèbre phrase, La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié, faussement attribuée à Edouard Herriot (1872-1957), ancien maire de Lyon pendant des décennies. Certains ont crû bon de la mettre au crédit d'Emile Henriot, un contemporain, écrivain et critique littéraire français (1889-1961), élu à l'Académie Française en 1945, mais ceci serait erroné, car c'est bien Herriot qui écrit dans Notes et maximes, (posthume, 1961) : « La culture, déclare un pédagogue japonais, c’est ce qui demeure en l’homme, lorsqu’il a tout oublié. » En vérité, la phrase originelle proviendrait de l’essayiste suédoise Ellen Key (1849-1926), qui écrit précisément : « La culture est ce qui subsiste, quand on a oublié tout ce qu’on avait appris » (Revue Verdandi, 1891, p. 97, article intitulé « On tue l’esprit dans les écoles »). 

Toute cette histoire de citation est fort bien racontée par Le Songeur, dans un billet de 2016. Dont je dois souligner incidemment le passage suivant : 

"Il m’arrive parfois de revérifier mes certitudes définitives. Il y a peu, j’ai eu connaissance d’un site qui se propose d’authentifier ou rectifier toutes sortes de connaissances : le « Forum de Babel »5. Sur celui-ci, à la date du 4-02-2014, plusieurs acteurs ont tenté à leur tour de retracer l’origine de notre citation. Très vite, ils sont amenés à considérer la piste Édouard Herriot (Notes et Maximes, tout en ignorant la version de 1948). Et en viennent à évoquer ma propre interprétation, non sans réserve : « Le pédagogue japonais serait une Suédoise » !"

Il n'est que de se projeter sur la page web de ce Forum de Babel pour y voir en guise de logo la Babel de Brueghel, reproduite dans mon article du 4 février, Miroir dans le miroir.


Et, évidemment, la réplique de l'un des frères Dalenvert : "Vous oubliez le stade d'après, la poussière", résonne pleinement avec l'association sable et poussière opérée par Sebald, et regrettée par Chantal Thomas. 

Un autre jeu de citation pour terminer : à la page suivante, Ouffe évoque un poète sans le citer :


Le poète en question est Boris Vian, qui écrit dans L'Automne à Pékin : "Le désert est la seule chose qui ne puisse être détruite que par construction."