Annie Lulu | Haraka, haraka, haina baraka

Publié le 12 février 2021 par Angèle Paoli

HARAKA, HARAKA, HAINA, BARAKA

Q uand tu vas traverser le fleuve de ma vie, il faudra bien te souvenir que je ne suis rien, à part une petite entaille insolente dans la peau de deux peuples qui ne se sont jamais connus en dehors d'un rêve fou. Quand tu seras né, mon fils, plus rien ne comptera aux yeux du monde que ton petit cataclysme qui nous obligera, constamment, à la prudence, à respirer peu fort et à marcher lentement. Aller vite, la vitesse, mon fils, n'est pas une bénédiction. Toutes les affaires précipitées de ce bas-côté de monde nous le rappellent quand elles nous poussent au bord de ses charniers puants. Il faudra être lent et discret. Mon fils, je n'ai rien à t'offrir. Qu'un sel contaminé par l'érosion d'une jouissance dont le cadavre embrasé me poursuit toutes les nuits. Je ne suis rien et je ne suis pas une mère. Ne t'attends pas à trouver ici un autre mouvement que le balancement d'un corps toujours sur le point de renoncer, avec toi qui grandis dedans. Ne cherche nulle part autre chose que la cadence moribonde des fruits aux larmes sèches que je te partage. Il n'y a nulle part un taillis de perles pour t'accueillir dans la fusion joyeuse, nulle part l'ombre bienveillante d'un arbre à repentance, tu nais au vent humide de vouloir tout recommencer. Si je pouvais plonger au fond du lac amniotique de mes souvenirs et effacer l'amour qui m'a fécondée, je le ferais sans hésiter. Que jamais tu ne sois ce tamis de feuilles à moisir qu'on utilise contre les mouches du temps, un tapis de goyaves déversées entre les bestioles affamées de regrets qui me réclament un cri, les bêtes à douleur, le fourmillement de toutes les craintes réunies en une seule grande peur qu'est pour moi ta naissance. Je ne peux rien te donner. J'en suis très consciente. Un jour, c'est obligé, tu seras triste. Tu seras malade. Tu auras le poing grand ouvert de la faim dans les côtes. Et je ne pourrai rien faire. Je ne pourrai rien inventer pour te sortir de là. Qu'une autre blessure peut-être. Dans ma nuit déjà tienne.

Annie Lulu, " Disparaître ", La mer Noire dans les Grands Lacs, roman, éditions Julliard, 2021, pp. 48-49.
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NOTE DE L'AUTEURE - haraka, haraka, haina baraka (kiswahili) : " la vitesse, la vitesse, n'est pas une bénédiction ", proverbe swahili. La culture de l'est de la République démocratique du Congo est partie de la civilisation swahilie, développée notamment par interaction entre les mondes africain et arabe depuis le IXe siècle. L'usage de proverbes, appelés kangas, y est extrêmement pratiqué, jusque sur les vêtements des femmes, dont le kanga, pagne hybride arborant un proverbe à l'intention d'autrui, est un exemple typique.