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A travers une brèche d'incompréhension

Publié le 22 février 2021 par Les Alluvions.com

Après quelques pas de côté, je reviens vers Jacques Austerlitz, que nous avions laissé sous les arcades du Palais-Royal en compagnie de Marie de Verneuil. Cette première rencontre ne devait pas rester sans lendemain, Austerlitz poursuit en disant que dans les semaines et les mois qui suivirent, ils allèrent souvent se promener au Luxembourg, aux Tuileries ou au Jardin des Plantes, qu'il est loin par ailleurs de porter dans son cœur, parlant de sinistre Jardin zoologique et de pitoyables débris de nature : "Pour moi,  je me rappelle seulement avoir vu dans un enclos sans herbe et poussiéreux une famille de daims se serrant, en belle entente et effarouchée à la fois, sous un râtelier à foin, et Marie qui insistait pour que je fasse une photo de ce groupe. Elle m'a dit alors une chose qui s'est ancrée dans ma mémoire, dit Austerlitz, que ces animaux enfermés et nous, le public humain qui les observons, échangeons des regards à travers une brèche d'incompréhension.

La photo est là, au bas de la page 358, reflétant bien la situation décrite dans le livre. Guère de doute qu'elle ne soit pas de Sebald lui-même. Je me suis alors posé la question de ces mots en italique : à travers une brèche d'incompréhension. Tout de suite après, Sebald passe à autre chose, mais une autre brèche s'est ouverte en moi. Pourquoi ces mots se sont-ils ancrés dans la mémoire d'Austerlitz ? J'ai lancé une recherche, qui m'a conduit vers un article de l'universitaire Victor Toubert, W.G. Sebald et Au regard du regard de John Berger : du retable d’Issenheim au regard des animaux, paru dans la revue Littérature en 2018*.

A travers une brèche d'incompréhension
C'est tout un pan que je ne soupçonnais pas de l’œuvre de Sebald qui s'en est trouvé éclairé, à savoir l'influence exercée par le travail critique de l'historien d'art et écrivain John Berger. "La bibliothèque de Sebald, précise Toubert, que l’on peut consulter au Deutsches Literaturarchiv de Marbach, comporte les deux essais les plus connus de John Berger, Voir le voir, tiré d’une série d’émissions télévisées diffusées sur la BBC en 1972, et Au regard du regard, ainsi qu’une édition allemande de dessins et de textes de John Berger. (...) Les traces de lecture laissées par Sebald dans ses exemplaires des deux essais de John Berger nous assurent (...) qu’il a attentivement lu ces textes (...). Les relations intertextuelles entre l’œuvre de Sebald et celle de John Berger sont riches, complexes et profondes, se retrouvent d’un bout à l’autre de l’œuvre de Sebald, et permettent d’ajouter quelques points de compréhension à certaines des caractéristiques les plus importantes de son œuvre." 

Deux motifs sont retenus en priorité par Victor Toubert, qui lui semblent "singulièrement importants pour comprendre la démarche d’écriture de Sebald : le rôle particulier du retable d’Issenheim, que l’on retrouve dans un texte d’Au regard du regard et dans la première partie de D’après nature[ou Poème élémentaire, première publication littéraire de Sebald, en 1988] qui porte avec lui certaines des questions qui ne cesseront d’accompagner Sebald tout au long de son travail littéraire, comme celle de l’efficacité pratique de l’œuvre d’art, et de sa capacité à délivrer des souffrances ; et la place accordée au thème du regard des animaux, que l’on trouve également au début de Au regard du regardet en particulier dans Austerlitz."

A travers une brèche d'incompréhension

Retable d'Issenheim, entre 1512 et 1516, Musée d'Interlinden, Colmar
Matthias Grünewald


Dans "
Entre deux Colmar", John Berger relate ses deux visites à l’œuvre, en 1963 et en 1973, "et la manière dont les changements politiques et sociaux de ces années ont modifié son interprétation du sens du retable. John Berger conclut son texte, écrit Toubert, en insistant sur la différence entre ces deux visions du retable, dans une phrase mélancolique : « Les dix ans d’écart ne marquent pas nécessairement un progrès ; de plusieurs points de vue, ils marquent un échec. » Il insiste sur la nécessité de prendre en compte les conditions historiques de la réception des œuvres, et sur l’idée qu’on ne peut pas sortir de l’histoire :
"Rien n’est exempté par l’histoire. La première fois que j’ai vu le Grünewald, j’étais soucieux de le situer historiquement. Dans le contexte de la religion médiévale, de la peste, de la médecine, des hôtels-Dieu. Cette fois, j’ai été forcé de me situer historiquement.
Dans une période de foi révolutionnaire, je voyais une œuvre d’art qui survivait pour témoigner d’un désespoir appartenant au passé ; dans une époque endurée avec difficulté, je vois la même œuvre ouvrant miraculeusement une brèche étroite au milieu du désespoir
." (Au regard du regard, p. 132)
Intéressant de voir dans cet extrait l'émergence de ce mot brèche. En tout cas, Toubert voit dans "cette manière de lier l’autobiographique et l’historique, cette nécessité de situer l’anecdote biographique dans des contextes historiques larges et précis", comme des fondements de l’œuvre à venir de Sebald.

Dans l’exemplaire du livre de Berger qui lui avait été offert par Philippa Comber lors des fêtes de Noël 1981, la seule trace de lecture est un cercle entourant la première date qui apparaît dans le texte, l’hiver de 1963, première visite de Berger à Colmar. "Sebald, précise Toubert,  entourait fréquemment les dates dans ses livres, y cherchant hasards, coïncidences, significations, construisant ses propres livres sur ces coïncidences."** Et il propose de regarder à quoi cette date correspond dans la biographie de Sebald, pour savoir si on y retrouve une coïncidence avec le texte de Berger :

"1963 est une année particulièrement importante dans la vie de Sebald : c’est l’année où il quitte les montagnes de sa région natale de l’Allgäu pour l’université de Fribourg, dans la forêt Noire. Cette date représente un moment d’adieu à la civilisation rurale, un moment de développement de la conscience historique qui n’est pas sans rapport avec l’expérience dont témoigne John Berger dans cet essai. C’est aussi l’année où Sebald achète ses premiers livres de Walter Benjamin, où il lit pour la première fois les philosophes critiques de l’école de Francfort ; c’est enfin une année particulière dans sa prise de conscience de l’ampleur des destructions nazies, l’année du début des procès d’Auschwitz à Francfort, qui suit le premier visionnage par Sebald des images de la libération des camps, qui marque une rupture décisive dans son existence."


Que le retable d'Issenheim soit au cœur de la première section de D'après nature n'est donc pas un hasard, et sans doute pas un hasard non plus si la troisième partie évoque les persécutions que les Juifs subirent à Francfort tout au long de l'Histoire  :

"Elle est longue, on le sait, la tradition / de la persécution des Juifs, de même / dans la ville de Francfort-sur-le-Main. / On rapporte que vers 1240, 173 d'entre eux / ont été en partie abattus, en partie / ont trouvé dans les flammes / une mort volontaire. En l'an 1349 / les frères flagellants firent un grand / massacre dans le quartier juif. (...)"

A travers une brèche d'incompréhension

Le second motif retenu par Victor Toubert est donc le regard, qu'il soit regard vers l'animal, regard de l'animal, ou regard entre l'homme et l'animal : il note tout d'abord que Au regard du regard s’ouvre par un texte intitulé « Pourquoi regarder les animaux ? », abondamment souligné par Sebald, et qu'il cite en particulier dans un article de 1986 portant sur les rapports entre les animaux, les hommes et les machines chez Kafka :

"Cette zone grise entre les différentes formes de l’intelligence est la raison pour laquelle, comme l’a écrit John Berger, l’animal considère l’homme et l’homme considère l’animal « across a narrow abyss of incomprehension », et ce bien que les deux soient des parents immédiats engagés dans un même processus. [notre traduction]"***

Il note ensuite que Sebald s’affranchit ici de l’appel de notes et de la référence précise au texte de Berger, "faisant la démonstration de ce que Muriel Pic appelle son « mépris du protocole d’érudition classique»" Référence précise que voici :

"L’animal le scrute à travers un gouffre d’étroite incompréhension. C’est pourquoi l’homme réussit à surprendre l’animal. Or l’animal – même domestique – peut également surprendre l’homme. Car l’homme aussi le scrute à travers un gouffre d’incompréhension, similaire mais pas identique, et ce, où qu’il tourne les yeux. Toujours, il regarde à travers son ignorance, et parfois sa peur."****
Nous retrouverions donc bien là l'origine de la phrase d'Austerlitz : "Elle m'a dit alors une chose qui s'est ancrée dans ma mémoire, dit Austerlitz, que ces animaux enfermés et nous, le public humain qui les observons, échangeons des regards à travers une brèche d'incompréhension."

Victor Toubert écrit fort justement que "le texte de Berger sert ici ponctuellement d’appui à l’écriture de Sebald, par le biais d’une transposition fictionnelle du processus de mémorisation, qui attribue à Marie de Verneuil, que Jacques Austerlitz vient de rencontrer, cette même phrase de John Berger, traduite en français par Sebald. Comme bien d’autres lectures de Sebald, le texte de John Berger passe par ces détours, ces passages étroits de la citation sans note et sans guillemets, de la traduction libre, de la reformulation et de l’appropriation caractéristiques de son rapport avec l’écrit. Grâce à la fiction, la mémoire du texte se transforme en mémoire d’une conversation."

Il y a tout de même quelque chose de différent entre le texte de John Berger et le texte d'Austerlitz, quelque chose que l'universitaire ne relève pas. Berger parle de narrow abyss of incomprehension, qui est traduit par gouffre d’étroite incompréhension. Ce qui me semble premièrement erroné : c'est le gouffre qui est étroit (narrow abyss) et non l'incompréhension. Deuxièmement, Sebald choisit de parler de brèche et non de gouffre, et de plus il écrit cela en français. Le texte allemand dit bien  « Sie sagte damals, was mir unvergeßlich geblieben ist, sagte Austerlitz, daß die eingesperrten Tiere und wir, ihr menschliches Publikum, einander anblickten à travers une brèche d’incompréhension », W.G. Sebald, Austerlitz, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2003 [2001], p. 376. Patrick Charbonneau traduit donc en passant les mots français en italique.

Maintenant on peut se demander pourquoi le mot brèche  est préféré au mot gouffre : c'est peut-être le lieu de se souvenir que l'expression "brèche étroite" apparaissait chez John Berger dans son étude du retable de Grünewald, "la même œuvre ouvrant miraculeusement une brèche étroite au milieu du désespoir" : et j'ai envie alors de poser l'hypothèse qu'il faut peut-être lire à l'envers de ce que l'on croyait de prime abord. Et si ce qui était fissuré par l'échange de regards, c'était l'incompréhension elle-même entre l'homme et l'animal ? Et si s'ouvrait une brèche dans l'opacité des relations inter-espèces ? Quelque chose de presque animiste qui établirait un contact entre des mondes clos ?

Et je songe alors à ce récit intense de l'anthropologue Nastassja Martin, Croire aux fauves, où elle relate la rencontre avec un ours dans les montagnes du Kamchatka. J'en relis la quatrième de couverture qui, à défaut de brèche, parle d'ouvrir des failles : « Ce jour-là, le 25 août 2015, l'événement n'est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C'est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l'actuel ; le rêve qui rejoint l'incarné.»  

Et là aussi, tout s'est passé entre quatre yeux

"Je suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Enfin je crois. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus : je suis inside out. Le fond animiste des humains c'est le visage déformé du masque. Moitié homme, moitié phoque ; moitié homme, moitié aigle ; moitié homme, moitié loup. Moitié femme, moitié ours. Le dessous du visage, le fond humain des bêtes, c'est ce que l'ours voit dansles yeux de celui qu'il ne devait pas regarder ; c'est ce que mon ours a vu dans mes yeux. Sa part d'humanité ; le visage sous son visage." (p. 128)
A travers une brèche d'incompréhension

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* Article hélas payant.

** Une telle phrase, sous la plume d'un universitaire, est un doux miel glissant dans la gorge. Que fais-je d'autre ici que de construire sans cesse sur les coïncidences ?

*** Note 29 de Victor Toubert : W.G. Sebald, « Tiere, Menschen, Maschinen – Zu Kafka Evolutiongeschichten », Literatur und Kritik, n° 205-206, 1986, p. 198 : « Die graue Zone zwischen den verschiedenen Formen der Intelligenz ist der Grund dafür, daß, wie John Berger einmal schrieb, das Tier den Menschen und der Mensch das Tier “across a narrow abyss of incomprehension” betrachtet, und das trotz der Tatsache, daß beide unmittelbare Verwandte in ein und demselben Prozeß sind ». Cette
citation est mentionnée par Kerstin Gackle dans une intervention de 2006 dont on peut trouver
la retranscription à l’adresse suivante :
http://courses.washington.edu/sebald/Papers/KerstinspaperPDF.pdf  

 

****Note 31 de Victor Toubert : John Berger, Au regard du regard, op. cit., p. 8. Version originale, About looking, op. cit., p. 3 : « The animal scrutinises him across a narrow abyss of non-comprehension. This is why the man can surprise the animal. Yet the animal – even if domesticated – can also surprise the man. The man too is looking across a similar, but not identical, abyss of non-comprehension. And this is so wherever he looks. He is always looking across ignorance and fear. »
 
 


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