Fléchir un instant le fer du sort

Publié le 02 mars 2021 par Les Alluvions.com

 "Que la poésie peut infléchir, fléchir un instant le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces."

Philippe Jaccottet, Sur les degrés montants, in Cahier de verdure, p. 48.

J'avais posté ma chronique d'hier quand j'ai pris connaissance sur AOC *de l'hommage à Philippe Jaccottet par Fabrice Gabriel. Le titre déjà faisait écho à ce que j'avais essayé de dire : "Jaccottet-le-Jeune – sur Philippe Jaccottet (1925 – 2021)". Jaccottet-le-Jeune. Et le petit texte de présentation reprenait aussi ce motif de l'adolescence qui m'était apparu : "Certains auteurs, ceux qui ont la politesse peut-être de ne pas afficher leur importance, vous murmurent quelque chose que vous ne comprenez pas immédiatement, mais dont vous savez que la mélodie ou le bruit bas, presque secret, vous accompagnera longtemps, et même toute la vie. Ce fut le cas, adolescent, pour Fabrice Gabriel de Philippe Jaccottet, qui vient de disparaître."

Et, quand on a déroulé les méandres d'une méditation autour des dates, à travers Sebald et Cixous, on a un petit pincement au cœur à lire cet incipit de l'article : "Peut-être ne faut-il pas accorder trop d’importance au hasard des dates, à l’instant de la mort, quand elle vient : la voici pour Philippe Jaccottet, disparu le 24 février 2021, à 95 ans. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de vivre cette mort, aujourd’hui, comme un signe, presque comme un abandon. Qu’elle advienne maintenant laisse le présent encore plus seul dans son espèce de désordre barbouillé, son clinquant médiocre où la neige se fait rare, les oiseaux furtifs, les espèces finissantes…"

Abandon, pas si sûr : et si justement cette mort permettait de reprendre pied dans cette œuvre, de s'y replonger plus avant, de se baigner à nouveau dans ses eaux froides et revigorantes, d'être à nouveau attentif à cet intemporel qu'elle avait saisi, au-delà des désastres de tous les temps (car existe-t-il un temps qui n'ait pas été un temps de désastre ?). Ne pas se contenter du bref hommage, de cet éphémère de l'obsèque (qui confinerait alors pas pour rien avec l'obscène), et s'emparer des textes. On m'objectera - et Gabriel le dit bien - que cette œuvre a déjà suscité "une glose impressionnante", "en particulier à l’université". Et c'est une très bonne chose sans doute, mais est-ce là l'aboutissement rêvé, la finalité profonde ? C'est à tous, et pas seulement aux universitaires, qu'il revient de faire résonner en soi les mots du poète suisse. Qu'il y ait des thèses, et nombreuses, ne doit pas impliquer renoncement devant la parole savante, ne doit pas conduire à ce que l'on se taise. D'ailleurs, ce serait oublier la parole même de Jaccottet qui dit bien, dans L'ignorant(1957) : Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,/ plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.

Mare, Chambost-Longessaigne, chemin des Fayettes


Fabrice Gabriel, encore :

"L’œuvre de celui qui donc était devenu un vieil homme paraît faite pour la jeunesse, cependant, et pour une jeunesse de tous les temps, s’il faut vraiment le formuler ainsi : cet âge où s’offre la perspective d’un mystère, non pas de son élucidation, mais de la possibilité de son expression faussement simple, à la surface des choses, au contact du paysage, dans l’expérience du monde qui s’ouvre, en quête toujours d’une transparence…"

Et, plus loin :

"Le mystère un peu paradoxal de cette simplicité, je me souviens d’en avoir éprouvé l’attraction, sans effet spectaculaire, lorsque adolescent j’empruntai un livre de Jaccottet dans la bibliothèque de la mère d’un ami, sans savoir à qui j’aurais affaire. Ce n’était pas de la poésie, mais un recueil de chroniques dont le titre (choisi, je l’ignorais alors, d’après une pièce de clavecin de Rameau) m’avait attiré : L’Entretien des muses."
Me rendant à la médiathèque hier après-midi pour restituer la bande dessinée Mémoire morte de Marc- Antoine Mathieu (j'étais en retard de quelques jours), j'ai vu que quelques livres de Jaccottet avaient été mis en évidence : je les possédais déjà à l'exception justement de L'Entretien des muses, que j'ai donc emprunté. Fabrice Gabriel en redonne la présentation, qu'il dit avoir oublié, mais qu'il tient à citer :
« Ce livre ne prétend en aucune façon dresser un panorama de ce demi-siècle de poésie [le recueil évoque des « œuvres de poètes français ou suisses-français parues entre 1910 et 1966, de Claudel à Pierre Oster » ]. (…) Jamais un livre de poèmes n’aura été pour moi objet de connaissance pure : plutôt une porte ouverte, ou entrouverte, quelquefois trop vite refermée sur plus de réalité. Tout simplement, je n’ai commencé d’écrire des chroniques que pour avoir été attiré, éclairé, nourri, par certaines œuvres ; pour m’être attristé ou indigné de les voir méconnues ; pour avoir espéré leur gagner quelques lecteurs. Aussi s’agissait-il moins, pour moi, de bâtir une œuvre critique à leur propos, que d’essayer d’ouvrir un chemin dans leur direction ; en souhaitant que ce chemin, une fois l’œuvre atteinte, fût oublié. »

Cette métaphore de la "porte ouverte, ou entrouverte", Gabriel la retrouve dans le recueil tardif Ce peu de bruits (2008), hanté par la disparition d'amis, de proches - et c'est là-dessus qu'il conclut son bel hommage :

« Ce peu de bruits, dans le silence croissant, mais presque les mêmes chez Senancour, chez Leopardi, chez Kafka – courant dans le même sens comme vers une porte grande ouverte : une voix d’autant plus pure que lointaine et peut-être à jamais perdue, une prairie brillant sous un soleil qu’on ne reverra plus jamais le même. » Voici la même image de la porte ouverte, à des années de distance… Ce n’est pas la mort qui parle ici, dans ces ultimes pages sur Kafka, commentant ses « feuillets de conversation », ultimes eux-aussi, et les moments rares de lumière y passant : « J’aimerais m’occuper surtout des pivoines, parce qu’elles sont si fragiles. Et les lilas au soleil. » C’est quelque chose comme la jeunesse des fleurs, qui dure à sa façon, fragile donc : celle que l’on continue de partager avec le poète disparu, le vivant qu’on lit. L’espoir n’est pas éteint, alors, qu’un peu du présent soit sauf."

Pieta de la chapelle du Mortier - Chambost Longessaigne


Le présent, avec son lot de douleurs, j'en vois aussi l'expression dans cette pieta rustique au tympan de la chapelle du Mortier, dans les monts du Lyonnais. Rien de sentimental dans ces visages revêches, ces anges bourrus, mais le malheur est contenu en dignité : la main de la Vierge supporte la tête du Christ, dont les bras s'abandonnent ou se tendent, on ne sait trop.

Et je songe à ce malheur plus lointain, que décrivait André Markowicz ce matin sur sa page Facebook : la Colonie pénitentiaire n°2. Province de Vladimir. Ville de Pokrov. Où Navalny a été dirigé pour purger sa peine de deux ans et demi de prison. Les conditions de détention dans cette prison sont abominables. Il termine son long post en recommandant une vidéo publiée sur sa propre page FB parSonia Wieder-Atherton en soutien aux milliers de musiciens qui, en Russie, demandent, à visage découvert, la liberté pour Alexéï Navalny. 

Alors que je commençais la rédaction de ce billet, j'entendis tomber quelque chose à côté de moi. C'était une affiche du Théâtre du Nord, que j'avais rapportée de Lille sans doute en 2017, et que j'avais posée sur la porte d'un placard avec de la patafix. Elle avait été dessinée par Paul Cox, dont j'ai parlé ici un peu longuement en 2012. En la replaçant sur le même placard, je vis qu'y figurait le nom de Sonia Wieder-Atherton, avec son spectacle Les Odyssées de Lille.



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