"L'un de mes amis s'inquiète encore : tu rêves, me dit-il ; regarde autour de toi, rien ne justifie pareil optimisme. je lui réponds que vouloir aller vers le Bien ne signifie pas que l'on soit optimiste. Je vois au contraire l'avenir en noir. Je pressens l'horreur à venir, pareille à celle que les armées de Napoléon ont répandu en Espagne."
Jean-François Billeter, Le propre du sujet, Allia, 2021, p. 42.
Je ne m'attendais certainement pas à entendre parler de Napoléon en lisant le dernier petit livre du sinologue Jean-François Billeter, que j'affectionne particulièrement. L'Empereur n'est pas au cœur de son sujet, mais il se trouve que cela entre en rapport avec ma thématique de l'heure. Il n'est que de lire les mémoires du général Thiébault, cinq tomes disponibles sur Gallica, et en particulier le volume quatre, pour avoir une illustration sans fard des atrocités perpétrées par les armées françaises. En 1809, Thiébault entre à Burgos qui est alors sous la coupe du général Darmagnac : " (...) il y avait soixante jours que ce Darmagnac commandait à Burgos, et depuis soixante jours le pillage et la dévastation duraient avec une frénésie dont il est impossible de se faire une idée. Le désespoir et la rage transportaient les habitants, et le manque de tout, voire même la disette, multipliaient les épidémies qui dévoraient nos troupes. La ville faisait horreur, les campagnes faisaient pitié. Au lieu de s'entendre, on se tuait, et paysans et soldats pouvaient conjuguer tous les temps du verbe : "J'assassine"." Thiébault lui-même est révolté, ainsi que ses aides de camp, et alors qu'il s'apprête à partir le lendemain matin, et à quitter cette ville, "théâtre de toutes les abominations", il reçoit un message l'informant à mots couverts qu'il est appelé à remplacer ce Darmagnac qui, écrit-il, "s'il laissait tout à faire sous le rapport du bien, avait tout consommé sous le rapport du mal." Il devient donc gouverneur de la Vieille-Castille.
Il parcourt alors la ville et constate l'horreur de la situation dans les rues, les prisons, les hôpitaux : "Près de cinq mille isolés, ou soi-disant convalescents, mais presque tous malades, croupissaient sous une position pire sous quelques rapports ; car, ce qui ne m'est arrivé que cette fois dans ma vie, à moi qui n'étais ni délicat ni facile à rebuter, le méphitisme d'un de ces dépôts, qu'en ma présence je fis vider en trois heures, était tel que, malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'y pénétrer." Il n'aura de cesse de rétablir une administration rationnelle et de pourfendre tout acte de pillage et de corruption. Il rétablit la justice, fait distribuer de la soupe aux plus démunis et s'efforce par tous les moyens de gagner la confiance de la population. C'est ainsi qu'il est amené à se pencher sur le pillage du couvent qui abritait les restes du Cid et de Chimène :
Il se rend lui-même au couvent profané et fait rassembler les restes épars dans un linceul, qu'il place "pour toute sûreté", sous son lit. "Un grand nombre désirèrent les voir, ajoute-t-il, ils ne furent montrés que par moi ; beaucoup m'en demandèrent des parcelles ; je n'en donnai qu'à ce bon M. Denon, qui, à cette époque, passa à Burgos, et l'exception fut complète à ce point que je n'en pris pas même un fragment pour moi."
Il est assez étonnant de voir passer, comme par hasard, Vivant Denon à Burgos, juste au moment où Thiébault récupère les os du Cid et de Chimène. Thiébault ne parle pas davantage de Denon, et surtout il ne mentionne pas un moment spécifique où Denon aurait replacé les ossements du couple mythique dans un tombeau, ainsi que le représente Alexandre-Evariste Fragonard. Et l'on peut penser - Fragonard ayant été un protégé de Denon -, que ce tableau a été réalisé pour complaire à celui-ci.
Un autre peintre a aussi représenté le même événement : Adolphe Roehn.
Vivant Denon remettant dans leur tombeau les restes du Cid et de Chimène, 1809. (Musée du Loivre)
Adolphe Eugène Gabriel Roehn est né la même année que Alexandre-Evariste Fragonard, le 5 mars 1780, à Paris. C'est une sorte de jumeau pictural. Dans son œuvre, largement consacrée à la geste napoléonienne, on retrouve un autre tableau en commun avec le fils de Jean-Honoré. Il s'agit de Boissy d'Anglas saluant la tête du député Féraud :
Alexandre-Evariste Fragonard, 1831, Musée du Louvre
Adolphe Roehn, 1830, Musée des Beaux-Arts de Tarbes
De fait, je découvre que de nombreux autres peintres ont donné leur version de cette scène violente, qui avait vu, le 1er prairial, 20 mai 1795, les ouvriers affamés des faubourgs envahir l’Assemblée et décapiter le député Féraud qui tentait de s’interposer. Ils forcèrent Boissy d’Anglas, président de la Convention, à saluer la tête de son collègue portée au bout d’une pique.
Sans doute me suis-je beaucoup éloigné de Sebald, à l'origine de cette digression, mais en même temps ce détour nous ramène presque au point de départ, aux désastres de la guerre, à Napoléon dont on a vu qu'il était filigrané dans Austerlitz. Pour en terminer pour aujourd'hui, bouclons aussi la boucle sur la citation liminaire : pourquoi Jean-François Billeter, évoquant l'horreur qu'il pressent venir prend-il comme exemple Napoléon, et non, par exemple, un des génocides du XXème siècle ? "Je cite celle-là, dit-il, parce que Goya nous en a donné une idée." Encore une fois c'est la peinture qui va donner la mesure de la catastrophe :
"Ses eaux-fortes sont une expression plus puissante que tous les témoignages oraux ou écrits, photographiques ou filmés, que l'on puisse produire sur le malheur parce que chacune est une vision. Goya a mis sous chacune d'elles une légende - un mot ou une phrase. Elles sont de ce fait l'expression d'une intégration aboutie qui les rend vraies, et par là mémorables à un degré qu'aucun autre moyen ne permet d'atteindre. Elles sont en outre vraies parce qu'elles montrent les souffrances - ou les vertus - de personnes particulières. Mais je doute qu'un autre Goya, s'il doit y en avoir un, survive à la catastrophe qui menace et qu'il y ait encore quelqu'un pour voir ses œuvres."(p. 43)
Duel au bâton, 1820-1823, Francisco de Goya (Madrid, Museo del Prado).